Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Culture Bulle
29 février 2016

Primé à Angoulême 2 : la Ballade de la mer salée

 

Bonjour à tous. Nous allons continuer de revenir sur les Meilleurs Albums de l'Année élus par les jurys du Festival  d'Angoulême, et après 1976 et le Vagabond des Limbes… et bien nous continuons avec 1976. En ce temps là, le Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême n'était pas International pour plaisanter, et y étaient élus des Meilleures Œuvres Réalistes Françaises et des Meilleures Œuvres Réalistes Étrangères. Le Vagabond des Limbes était la française de cette première édition, l’étrangère est la mythique Ballade de la mer salée de l'italien Hugo Pratt, paru aux éditions Casterman en 1975.

 

Au contraire du Vagabond des Limbes, il y a pléthore d'éditions actuellement disponible, et de nouvelles éditions dans de nouveaux formats avec de nouvelles présentations et de nouvelles numérotations qui ressortent toutes les quelques années. Ça, c'est la version format poche en couleur de 2006, mais c'est petit, la colorisation est venue après et la mise en page a été entièrement refaite avec parfois des cases tronquées… mais c'était pas cher et je suis cheap. Alors bon, faisons travailler les bibliothèques et empruntons la version d'époque, en grand format noir et blanc.

 

Tout d'abord, notons quelque chose qui, si j'ai bien compris, a été un véritable choc pour l'époque : ça n'est pas un format classique ! Il fait bien plus que 48 ou 62 pages, n'a pas de couverture cartonné et n'est définitivement pas en couleur, et apparemment, en 1975, c'était quelque chose qui ne se faisait pas, et ainsi le succès de cet œuvre a ouvert le chemin à la vaste production actuelle aux formats variées. C'est plutôt une bonne chose, bien que je sois étonné d'une si tardive révolution, et par révolution, j'entends « le retour circulaire à une position précédente » puisque c'était, peu ou prou, le format des Tintin d'avant-guerre. Et je ne parle même pas des comics et des mangas. Ou juste du franco-belge un peu plus confidentiel ; Hypocrite de Forest n'est pas vraiment au format classique non plus… en contrepartie, il n'a pas marché.

 

La Ballade de la mer salée, titre original avec un mauvais accent Italien la Ballata del mare salato, est la première histoire impliquant le célébrissime Corto Maltese, mais presque par erreur, semble-t-il. Cette ballade est d'abord publiée en épisode dans le mensuel italien Il Sergente Kirk entre … 1967 et 1969. Et oui, lorsque cette œuvre est primée à Angoulême, elle va sur ses dix ans ; certes, c'était sa première parution en album en français, néanmoins, Corto Maltese n'était plus du tout un inconnu dés lors. Les histoires (relativement) courtes qui seront plus tard compilés dans Sous le signe du Capricorne, Corto toujours un peu plus loin, les Celtiques et les Éthiopiques ont d'ors et déjà paru dans Pif Gadget et y ont gagné une certaine réputation parmi les amateurs (et d'après la légende, les numéros annonçant qu'ils contenaient des histoires de Corto Maltese connaissaient une remarquable chute de vente, vu que ça n'est pas vraiment dans la même catégorie qu’Arthur le fantôme). Et il y a même déjà eu des publications de ces histoires en albums, chez un tout petit éditeur à tirage quasi-confidentiel, mais hé !

 

Le point est, le prix accordé à cet ouvrage à la publication bien tardive ressemble plus à la consécration d'un auteur confirmé mais qui n'avait encore pas été reconnu officiellement, qu'à un stricte « meilleur album de l'année ». D'autant plus que, au risque de frapper une vache sacrée, la Ballade est vachement plus faible que les histoires qui le suivront et sont déjà connue à ce moment là. Ou, pour faire plus clair, j'ai un peu l'impression que le jury voulait récompenser la Lagune des Mystères, Songe d'un matin d'hiver ou …Et d'autres Roméo et d'autres Juliette, mais ils étaient pas en albums alors ils ont donné le prix à la première chose qui s'en rapprochait.

 

Mais revenons au sujet principal, le contenu.

 

La Ballade commence le 1er novembre 1913, dans le sud-ouest de l'océan Pacifique, entre la Nouvelle-Guinée et les Îles Salomon, au lendemain d'une tempête comme nous le narre l'Océan pas-si-Pacifique lui-même. Tout ça pour dire qu'un grand catamaran polynésien, à l'équipage fidjien mais dirigé par le capitaine Raspoutine, blanc, européen, barbu, pas encore spécifiquement russe mais oui, il ressemble terriblement à son célèbre éponyme et qui est un énorme psychopathe, ce catamaran, donc, tombe par hasard sur un canot de sauvetage contenant deux adolescents évanouis qui, nous le découvrirons rapidement, sont héritiers d'une puissante famille coloniale anglaise, et se nomment Caïn pour le garçon et Pandora pour la fille, annonçant ainsi expressément la couleur à qui connaît sa bible et sa mythologie grecque : leur seule présence va foutre la merde.

 

Et, oui, Hugo Pratt est un auteur qui n'a pas du tout honte de ses références culturelles, et il parsème son œuvre  de références plus ou moins subtiles, de citations directes ou même tout simplement, de placer entre les mains des personnages les ouvrages qui lui ont fournis inspiration et  documentation, et encore, dans la Ballade, il n'en est pas encore à faire directement intervenir Jack London ou Gabriele d'Anunzio. Corto Maltese est une œuvre ouvertement érudite.

 

Notons au passage qu'une de ces références explique, peut-être, le titre de cet album et nous ouvre une piste de lecture : Caïn cite explicitement un passage de la Complainte du vieux marin du poète anglais Coleridge (the Rime of the ancient mariner en VO), et dont, comme on peut le voir là, le titre en italien est la Ballata del vecchio marinaio. « la ballade du vieux marin ». Alors que cette dernière œuvre nous conte les déboires surnaturels, les malédictions maritimes et la rédemption dans l'acceptation que s'attire sur lui le vieux marin du titre pour le meurtre gratuit d'un albatros, la Ballade de la mer salé, en parallèle, serait la rétribution karmique et la possibilité de pardon pour le crime de tenir Caïn et Pandore en otage, et appliqué non pas à un seul marin mais à l'ensemble des navigants de la mer salé.

 

Car, oui, revenons sur nos pattes, il n'y a pas strictement de personnage principal dans la Ballade de la mer salé mais un ensemble de personnages tous plus tordus les uns que les autres, et si Caïn et Pandora sont très manifestement les personnages auxquels le jeune lecteur est censé s'identifier dont les tentatives d'échapper à leur emprisonnement servent de fil conducteur à l'ensemble, ils ne sont que des personnages parmi d'autres, et pas ceux sur lequel s'appuie particulièrement le récit.

 

Aussitôt après les deux jeunes naufragés, l'équipage de Raspoutine tombe sur un autre personnage dérivant en pleine mer : le fameux Corto Maltese, qui a été victime d'une mutinerie et se trouve maintenant à la merci de Raspoutine, qui le connaît déjà bien et envisage de le tuer plus ou moins juste parce qu'il le peut. Heureusement que Cranio, le second fidjien du terrible capitaine, mais qui est aussi son propre personnage, lui rappelle que tous travaillent pour le mystérieux « Moine » en gras avec des guillemets. Et oui, tout ces marins sont des canailles ! Des pirates et des forbans, qui sont tous engagés dans une conspiration pour servir de corsaires clandestins à l'Allemagne dans la Grande Guerre qui s'en vient inévitablement, Allemagne qui leur adjoint le lieutenant Slütter pour leur apprendre à manier le sous-marin qui leur est confié pour leurs méfaits.

 

Et c'est la confrontation de tous ces gentilshommes de fortune autour de leurs activités de criminels de guerre et de l’emprisonnement de Caïn et Pandora qui va faire toute la partie la plus intéressante de l’œuvre. Raspoutine est un formidable psycho, un anti-bouddha prêt à commettre tous les crimes pour assouvir ses désirs alors qu'il n'a aucune idée de ce qu'il désire, si ce n'est le meurtre, la violence et se faire des amis, alors que justement il entretient une relation… intéressante avec Corto Maltese qui part avec des apparences de brutes à peine mieux dégrossi que Ras’ mais se révèle être sa bonne conscience, lui aussi porté par le souffle de l'aventure et de désirs non-spécifiques, si ce n'est qu'il ne veut pas commettre plus de crimes que nécessaire, et ces deux faces de l'aventurier passent leur temps à se menacer de se tuer l'un l'autre, à se tabasser à en faire tomber les murs et à se sauver mutuellement la vie en refusant d'admettre que malgré tout ils tiennent sincèrement l'un à l'autre…

 

Notons au passage que cette relation d'amitié inexprimée va les poursuivre durant tout le reste de la carrière de Corto, et plus d'une fois Raspoutine jouera le rôle de la princesse que Corto doit aller sauver. Pour parler geek moderne, c'est totalement une slash-fiction, et les deux cotés sont tsundere l'un pour l'autre.

 

Mais revenons à cette première histoire.

 

Donc oui, Raspoutine veut rançonner les otages et tuer au moins l'un d'eux pour calmer l'autre, tandis que Corto, lui, insiste pour garder les deux vivants et dans de bonnes conditions encore, mais pour les rançonner néanmoins. Cranio, indigène parfaitement cultivé et articulé, se définit par une moralité utilitariste et à accomplir toutes sortes de crimes avec le moins de vagues possible, ainsi qu'à faire avancer la cause des peuples mélanésiens à l'identité naissante en cette période.

Le Moine, mystérieux personnage n'apparaissant en personne qu'à la moitié du livre mais dont la présence se fait sentir sur tout l'ouvrage, au visage perpétuellement dissimulée sous une coule monacale et à l'identité mystérieuse que la rumeur fait remonter à plusieurs siècle, joue ici le rôle du génie dément du crime, l'autorité suprême de la conspiration, le roi de l'Île Escondida, littéralement l'île cachée, d'où part toute la piraterie du Pacifique, et lui aussi voit son comportement virer dans une folie encore plus furieuse à la découverte de Caïn et Pandora, pour des raisons toute aussi mystérieuses que le reste de sa personne. Ce qui veut dire que tout est révélé à la fin et que, honnêtement, ça n'est pas un mystère qui gagne à être élucidé.

 

Et enfin le lieutenant Slütter, militaire embringué de force dans la piraterie qui se veut le seul adulte honnête de cette histoire malgré les horreurs qu'il est chargé de mettre en œuvre. Oui, c'est la PREMIÈRE guerre mondiale, pas la seconde, c'est un allemand, pas un nazi, il a le droit de ne pas être le mal absolu. En tout cas, lui est opposé à garder les enfants prisonniers et veut les rendre à leurs parents comme il se doit. Mais il est le personnage globalement principal avec le moins de développement de ses actions et de sa vie psychique, d'autant plus bizarrement que toute la dernière partie est pour ainsi dire consacré à lui et à son dilemme de s'être vautré dans l’infamie pour des idéaux chevaleresques.

 

Je ne vais pas vous détailler tout ce qui se passe et vous faire une analyse graphico-textuelle page par page. Des pages, il y en 169 et beaucoup à dire sur quasi-toutes. Et surtout, ce n'est pas l'histoire qui est importante. Ou en tout cas, la narration est le point faible du livre. Cet albums montre ses origines en pré-parution dans la presse, en quasi-improvisation d'un passage à l'autre, sous un format épisodique impliquant des rebondissements et des cliffhangers plus ou moins gratuits à intervalles réguliers et qui crée des fils narratifs qui s'embrouillent, s’arrêtent en queue de poisson ou disparaissent de l'intrigue sans autre forme de procès. Les personnages passent leur temps à se tuer les uns les autres pour qu'il soit révélés quelques pages plus loin qu'il ne sont que blessés et en train d'être soigné en secret, et aucune victime n'en veut plus que ça à son meurtrier lorsqu'ils se recroisent (ce qui pourrait être une réflexion sur la place de la violence comme simplement une expression d'affection dans une société masculine qui se refuse à exprimer sa sensibilité… si ça ne donnait pas surtout l'impression que l'auteur a oublié qu'ils se sont trucidés dans l'épisode précédent), à un moment Corto passe 6 pages à faire le mariole en tombant d'une falaise, à être attaqué par un poulpe, à se retrouver coincé par une huitre bénitier, à manquer de se noyer, à être attaqué par un requin et à être sauvé par un indigène qui disparaît aussitôt de l'histoire, sans que cela ait la moindre influence sur quoi que ce soit si ce n'est d'être les six pages qui manquaient à l'épisode du mois, l'énigme de l'identité du Moine est résolu par une lettre trouvée par hasard et qui explique tout sans introduction ni conséquences, le-dit Moine disparaît d'ailleurs de la narration sans élaborations…

 

Un autre exemple notable est Corto Maltese lui-même. Lorsqu'il est introduit, il a un physique de brute, un comportement cynique et goguenard, et est juste une version modérément plus avenante de Raspoutine. Puis, plus vous lisez, et plus vous réalisez que l'auteur est en train de tomber amoureux de son personnage, à lui rajouter des touches de sympathie et d'empathie, des détails truculents, jusqu'à simplement le redessiner avec les traits fins, un perpétuel sourire moqueur et les vêtements élégants qui ne le quitteront plus, à en faire le personnage connu, cet éternel adolescent romantique qui joue à l'aventurier dur-à-cuire pour qu'on ne voit pas qu'il est un juste un héros au grand cœur. Définitivement, la Ballade de la mer salée n'était pas censé être une aventure de Corto Maltese, ç'aurait dû être une aventure AVEC Corto Maltese entre autres. Puis, il s'est mis à voler le devant de la scène et à mériter sa propre série.

 

Mais tout ça, ce n'est pas si grave. C'est juste ce qui fait que la Ballade de la mer salée est moins bien que la plupart des autres albums de Corto Maltese. Mais on y trouve déjà ce qui fera la grandeur de la série : l'ambiance. L'atmosphère. La poésie. Le romantisme de celui dont les aventures sont un reflet du développement intérieur. Deux enfants au milieu du pacifique discutant de la création du monde sous le passage de poissons volants. Le silence grave du peloton d’une exécution injuste mais inévitable. Un homme né sans ligne de chance qui se l'est tracé lui-même. Un pirate sombrant dans la folie alors qu'il se rend compte qu'il a fait le vide autour de lui. Les chants des fidjiens sur la mer. Les meurtres de la guerre moderne dans l'innocence des îles du Pacifique. Un otage renonçant à la liberté pour sauver son geôlier… et le tout servi par un dessin aux grands aplats d'encre, comme une aquarelle toute en contraste, cherchant l’impressionnisme et l'expression des sentiments, bien loin de quelque influence de la ligne claire et de ses exigences techniques…

 

Même si là encore, toute cette poésie dessinée est une qualité émergente qui apparaît au mesure que l'auteur avance son livre et se rend compte qu'elle n'est qu'incidemment une histoire de guerre et de prise d'otage.

 

Alors, oui, c'est un grand album, qui mérite un prix, mais il n'est clairement pas celui qui mérite LE PLUS un tel prix. Sérieusement, si vous voulez découvrir Corto Maltese, faites comme les lecteurs français des années 70, commencez plutôt avec les histoires courtes de Sous le Signe du capricorne, quand Hugo Pratt sait enfin ce qu'est réellement Corto Maltese. La Ballade de la mer salée est la naissance de ce personnage, mais les naissances, c'est saignant et peu élégant, et on s'y intéresse surtout pour la personne qui en sort. Mais surtout, ne me faite pas dire ce que je n'ai pas dit : il ne faut pas ne PAS lire ce livre.

Publicité
Publicité
Commentaires
Culture Bulle
Publicité
Archives
Publicité