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Culture Bulle

20 mai 2016

Primés à Angoulême 10 : Paracuellos

Culture Bulle , les meilleurs albums d'Angoulême 10 : Paracuellos

Bonjour à tous ! La dernière fois, nous avons vu Silence de Didier Comès, Alfred du Meilleur Album au festival d’Angoulême de 1981. Et cette fois ci… et bien, on va voir l’Alfre du Meilleur Album de 1981, mais pas le même. En l’occurrence, le Paracuellos de l’espagnol Carlos Giménez, paru en deux albums en français chez Fluide Glacial.

 

Actuellement, vous trouverez surtout, chez le même éditeur, une superbe intégrale de la série parue en 2009 réunissant les deux volumes déjà parus et quatre autres qui n’existaient jusque là qu’en espagnol, mais paru des décennies plus tard, de 1997 à 2003. Une compilation si remarquable qu’elle reçut le Prix du Patrimoine au festival d’Angoulême 2010.

 

Pour revenir à 81, oui, la qualité était à l’honneur cette année là, au point que le jury n’a pas eu le cœur de décider quel était le plus remarquable entre Silence et Paracuellos. Donc, le prix a été décerné aux deux et voilà. Nous avons vu que Silence était, effectivement, une sacrée claque méritant d’être honoré. Qu’en est-il de Paracuellos ?

 

Ça paraît chez Fluide Glacial, l’éditeur d’humour adulte bien connu, c’est préfacé par Gotlib, l’humoriste français phare, c’est des histoires d’enfants ensembles dans un internat de collège dans les bonne vieilles années du temps d’avant, ça doit être super-sympa, innocent et rempli de nostalgie et de charme rétro, façon la Guerre des boutons ou les Disparus de Saint-Agil, n’est-ce pas ? C’est du Fluide Glacial, ça ne peut qu’être fendard et pas bien méchant, hein ?

 

Hé bien… vous vous souvenez de Silence ? L’histoire de handicaps physiques et mentaux, de meurtres et de vengeances, de malédictions occultes et d’aliénation social ? C’est celui-là, l’album sympa, inoffensif et au charme rétro de l’année. Paracuellos, c’est celui qui vous arrache le cœur et change durablement les thématiques même de la bande dessinée en tant qu’art.

 

Je ne dis pas soudain que Silence n’est pas bien, il est excellent, admirable et marquant, je dis que Paracuellos est simplement dans une autre catégorie et que les comparer juste en tant que bandes dessinées n’a pas vraiment de sens.

 

Alors, d’abord un peu d’historique : l’auteur, Carlos Giménez, naît en 1941 à Madrid, et pour diverses raisons va passer une bonne partie de son enfance dans des organismes sociaux d’éducation et d’internat, jusqu’à sa majorité en 1959 quand il devient assistant du dessinateur de bandes dessinée Lopez Blanco. Un auditeur attentif et qui connaît son histoire du 20ème siècle l’aura remarqué : 1941-1959, c’est pas longtemps après la fin de la Guerre Civile Espagnole, et longtemps avant la mort du Général Franco. Ouaip, il a eu une enfance dans les orphelinats et œuvres tenus par les catholiques réactionnaires et les phalangistes fascisants de l’Espagne de Franco, dans l’immédiate après-guerre.

 

Et si vous voulez savoir à quel point c’était fendard, et ben ça tombe bien, c’est le point entier de la série : nous raconter des anecdotes, des aventures et mésaventures enfantines et la découverte du monde que de charmants bambins peuvent avoir dans un environnement où la privation de tout est l’état habituel des choses, où les adultes considèrent la punition excessive comme l’entièreté de la méthode éducative, passant aussi bien par la violence physique, que par l’humiliation psychologique gratuite, avec une discipline et des règles purement arbitraires et malveillantes, le tout saupoudré d’endoctrinement religieux et nationaliste pour les petites victimes culpabilisent de leur propre malheur.

 

Mais n’allez pas croire qu’il ne s’agit que d’histoires d’éducation et de relation enfants-professeurs, on y trouve aussi le genre de franches amitiés qui se développent entre de jeunes enfants recevant ce type d’éducation saine, ferme et rigoureuse, parce qu’il faut croire que cette notion de la vertu est contagieuse.

 

Sans ironie, les histoires se concentrant sur les relations entre les enfants, si elles n’excluent pas bien sûr la cruauté naturelle de leurs jeux, font montre d’une réelle solidarités et de la belle amitié qui se forme quand d’aucuns sont confrontés à un univers hostile et où on nepeut se réchauffer le coeur qu’à la chaleur mutuelle, alors que même cette amitié est pourchassée et punie.

 

Au passage, je tiens à noter que l’objectif n’est pas d’infliger un flot ininterrompus d’horreurs sur le lecteur, mais qu’il y a aussi une vraie recherche de sombre beauté tragique et de profonde mélancolie qui oint toutes ces historiettes, passant par un dessin qui sait passer du style « cartoon - Gotlib » à des formes plus techniques, d’une composition des pages d’autant plus remarquable que le premier album s’est donné des contraintes techniques peu enclines à l’originalité, en l’occurrence des cases en gaufrier strict sur deux pages (pour les albums suivants, Gimenez se libère dans la forme), et une parfaite maîtrise des figures de styles graphiques. Notamment, il organise régulièrement ses double-pages en épanadiplose, commençant sur un plan d’ensemble de l’institution, et concluant sur le même plan à peine modifié par les circonstances, suggérant efficacement un clair sentiment d’enfermement, d’oppression et d’inéluctabilité : quoi qu’il s’y passe, personne ne sort des limites de l’internat.

 

Donc, déjà, rien que pour tout ça, Paracuellos n’est pas tant une claque qu’un coup de poing à l’estomac. Si on rit, ça n’est même pas d’un rire jaune, c’est d’un rire horrifié, on rit parce que le rire est une réaction de peur. On ne lâche pas le livre malgré le dégoût qu’il inspire pour les mêmes raisons qu’on ne quitte pas des yeux un accident d’autoroute. Cette œuvre est une atrocité, et je dis ça dans un bon sens.

 

Au passage, sa présence chez Fluide Glacial pourrait passer pour une anomalie éditoriale, mais au final, pour son époque, je ne vois pas chez quel autre éditeur ça aurait pu paraître, avec son mauvais esprit assumé, son exploration de l’absurdité de l’existence, ses thématiques adultes traités avec sous l’angle de l’immaturité et, plus simplement, son style graphique. Sûr, ça fait bizarre à coté d’Edika ou des Rah-Gnagna de Gotlib, mais c’est crédible à coté de l’Institution de Binet, des Idées Noires de Franquin ou des Carmen Cru de Lelong.

 

Mais le plus gros point de cette œuvre, c’est que son contenu est véridique et basé sur le vécu et les souvenirs de l’auteur. Bon, comme il le mentionne lui-même, ça n’est pas toujours ses propres souvenirs, même si ils sont une bonne majorité, il y a aussi des rapports d’amis et connaissances sur leur propre expériences des « bonnes œuvres » franquistes, et le tout est romancé, les noms et personnages changés et le tout homogénéisé pour que les individus réels sont représentés par des types de personnages. Néanmoins, c’est foncièrement ancré dans le réel, l’historique et le vécu, ce qui contribue à l’adorable horreur de l’œuvre. Ce seraient des faits inventés, les histoires n’auraient pas le dixième de leur impact.

 

Mais surtout, aussi improbable que cela puisse paraître maintenant, ce concept même est révolutionnaire. Paracuellos est la première bande-dessinée autobiographique à paraître en France et à être écrite en Europe d’une manière générale. Même par rapport aux premières autobiographies qui sont apparu dans l’underground américain dans les années 70, et qui sont, franchement, nombrilistes et névrotiques, on est là dans une tentative de témoignage d’un contexte historique et géographique, une tentative de raconter l’histoire, le monde et la société par l’expérience personnel, en bande dessinée. Paracuellos est le précurseur de p’tites BD honnêtes comme… Persépolis, l’Ascension du haut-mal, l’Arabe du futur ou, plus discutablement, je l’admets, Maus.

 

Donc, oui, je comprends que le jury du festival ait eu du mal à choisir entre Silence et Paracuellos. Dans les deux cas, ne pas donner le prix à l’autre aurait été se briser le cœur. Après, rétroactivement, il est clair lequel des deux a eu un réel impact sur l’histoire de la bande dessinée.

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6 mai 2016

Primés à Angoulême 9 : le Génie des Alpages, Boule et Bill, et surtout Silence

Culture Bulle, les meilleurs albums d'Angoulême 9 : le Génie des alpages, Boule et Bill, Silence

Bonjour à tous ! Tout d’abord, finissons en rapidement avec 1978 et ses deux prix de la Meilleure Œuvre Comique. Désolé, c’est assez dur de parler de l’humour, surtout en tant que strictement humoristique. Dommage, pour le coup, ceux là, je les avais sans embêter les bibliothèques…

 

La Meilleure Œuvre Comique Française est revenue cette année là au Génie des Alpages tome 3 : barre-toi de mon herbe de F’Murr aux éditions Dargaud. Série animalière préparaissant dans le magazine Pilote où l’on suit, deux pages à la fois, la vie quotidienne d’un troupeau de brebis dans les alpages. Ça pourrait être tout gentil et inoffensif, mais les brebis sont une bande de folles furieuses, le chien de berger est le « génie » du titre, intellectuel et débonnaire, le berger lui même est un vieux salopard misanthrope, le bélier est un mégalomane maniaco-dépressif, et les alpages eux-même sont un paysage onirique et surréaliste, remplis de dinosaures, d’esprit des rivières, de soucoupes volantes, de sphynx ou de quoi que ce soit qui passe par la tête de l’auteur. C’est de l’absurde, c’est du non-sens, c’est du surréalisme, c’est de la poésie et en même temps c’est à mourir de rire, du moins dans mon opinion. F’Murr et sa série phare méritent largement cette récompense pour cet « Alice au pays des moutons » mêlant aussi bien beauté et poilade. Si je devais faire un reproche à cette sélection… c’est que les meilleurs albums du Génie des Alpages sont ceux qui sont sortis juste après. N’empêche, j’ai beau passer rapidement dessus, mais je recommande largement et passionnellement non seulement cet album pour toute l’œuvre de F’Murr.

 

Quant à la Meilleure Œuvre Comique Étrangère il s’agit du tome 14 de la série Boule et Bill : Ras le Bill ! De Jean Roba paru chez Dupuis et préparaissant dans le Journal de Spirou. Je ne vous cache pas, ma première réaction en apprenant cette nomination fut « ça peut être l’œuvre étrangère, c’est belge ! » ce qui est complètement idiot, je blâme le fait d’avoir entendu et lu l’expression « BD franco-belge » comme si c’était un seul mot depuis que je suis petit.

 

Est-il besoin de présenter Boule et Bill ? Si vous avez eu 7 ans entre 1959 et maintenant, vous avez lu et apprécié les aventures humoristiques en une page de Bill, cocker roux aux oreille tombantes, gourmand, coquin, d’intelligence quasi-humaine et qui, si il ne peut pas précisément parler aux humains sait au moins se faire comprendre, et Boule, petit garçon roux au caractère non-spécifique mais complètement innocent et coquin, en compagnie également des parents de Boule, papa étant travailleur générique et maman femme au foyer, de la tortue Caroline qui est, essentiellement, et Pouf, le copain de Boule tout aussi non-spécifique que lui. Boule et Bill, c’était super bien quand j’avais 7 ans, et je suis sûr que c’était super bien aussi pour le jury du festival d’Angoulême quand ses membres avaient sept ans et lisaient déjà Boule et Bill et que ça ne fut pas sans joie nostalgique qu’ils consacrèrent cette série. Personellement, je ne suis pas nostalgique de mon enfance, les BD de quand j’étais petit ne sont pas meilleurs pour le seul mérite d’être celles de quand j’étais petit, et, ben, Boule et Bill… Rigolo, c’est sûr, mais profondément inoffensif, conservateur et sans innovation. Très bien, pour un enfant de 7 ans, mais peut-être pas l’œuvre comique indispensable de son année.

 

Donc les meilleurs albums de 1978 à Angoulême, c’est fait. Vite fait, mais fait. Et maintenant, on va même encore accélérer le mouvement en parlant des meilleurs albums primés à Angoulême en 1979 et 1980, en une seule phrase : y’en a pas eu. ‘a sait pas pourquoi, ils n’ont pas primés d’albums ces années là. Leur festival, leur choix.

 

Alors, on passe directement à 1981, année où le prix est complètement refait : il y a désormais UN album de l’année, sans différenciation entre humour et non-humour, français ou étranger, juste LE album qu’il est bien tant qu’il est paru en France dans l’année précédente. Et ce prix prend le nom du « Alfred », parce qu’Oscar et César étaient déjà pris, et en hommage au pingouin du même nom dans Zig et Puce de Alain Saint-Ogan, inspirateur d’Hergé et premier président du Festival d’Angoulême. Donc, tout se recoupe.

 

Néanmoins, pour la première année de ce prix unique, il y a eu deux récompensés. Au moins, ça veut dire que les deux sont de qualités si le jury brise sa toute nouvelle règle plutôt que d’avoir à choisir seulement l’un d’eux.

 

Commençons donc l’un d’eux, au pif, Silence, de Didier Comès, préparu dans le magazine (à suivre) et compilé en album chez Casterman, régulièrement réédité, facilement disponible chez votre libraire préféré. Belge allemand né en 1942 en Belgique occupé, Comès est décédé en 2013, ne laissant « que » dix albums néanmoins tous remarquables et remarqués.

 

Silence est une œuvre dans le plus pur style du réalisme magique, où un décor autrement réaliste, quotidien, banal même, sert de cadre à des événements en appelant au merveilleux, à l’onirsime et au surnaturel, tout en continuant à parler de l’humain. Ici, le décor est Beausonge, petit village Ardennais paumé et imaginaire, où nous allons suivre le personnage titre, Silence, non seulement idiot du village, mais encore complètement muet et incapable de s’exprimer qu’à travers une ardoise, et même quand il pense, c’est avec des fautes d’orthographes.

 

Dans sa propre simplicité d’esprit, Silence est profondément gentil, bon et amical, littéralement incapable de seulement comprendre la haine. Ça n’est pas une exagération, c’est un point important du scénario et des thématiques de l’histoire. Silence est ami des serpents et des autres bêtes, ne se pose jamais de question sur sa propre condition, tel son manque complet de famille, et ne réalise même pas que Le Maître, Abel Mauvy, le propriétaire terrien le plus puissant du village et celui qui l’héberge, est une sombre brute malveillante qui prend un malin plaisir à le maltraiter et le tourmenter cruellement et gratuitement. Non, Silence voit juste que le maître est juste et bon et fait ce qu’il peut pour lui. Et il ne voit pas que Le Maître le déteste en même temps qu’il le craint, qu’il consulte La Mouche, le sorcier du village, parce qu’il vit dans l’angoisse que Silence développe la « Mauvue », le Mauvais Œil.

 

Mais pourquoi un fermier au bon sens paysan se complairait-il dans des superstitions d’un autre age, s’acoquinerait avec un vieux fou puant et aurait quoi que ce soit à craindre d’un doux idiot incapable de la moindre méchanceté ? Et bien, d’abord, c’est qu’il vit dans la campagne reculé de l’immédiate après-guerre, où ces traditions ne sont pas d’un autre âge, où on cloue encore des chouettes à la porte des granges pour éloigner les maléfices. Où le vieux fou puant en question est réellement maître des sortilèges, des talismans et des incantations traditionnelles pour discerner d’où vient le mal, invoquer des crapauds ou apporter malheur et mort sur ses ennemis par des liens symboliques. Où, dans les bois, vit une mystérieuse sorcière aveugle que même La Mouche craint plus que tout et qui rumine depuis des décennies une vengeance probablement légitime contre le village entier dans son ensemble, mais contre Le Maître en particulier. Une vengeance où Silence doit jouer une place cruciale, non pas en temps que victime, mais que complice.

 

Mais pour qu’il se venge, il faut d’abord que Silence sache pourquoi il le doit, qu’il découvre la haine, et pour cela qu’il acquière l’intelligence et la vérité, qu’il sorte du Paradis Perdu de l’innocence naturelle, quand l’homme est encore ami du serpent, pour se rapprocher de la colère divine, pour en appeler à Salomon, aux anges, aux démons, à Dieu et au Diable pour accomplir chaos et destruction. Mais, pour toute sa manifeste légitimité, la vengeance est-elle la bonne voie ? La justice est-elle si pure qu’il faille se salir pour elle ? La vengeance amène-t-elle autrement chose que la vengeance ? N’y-t-il pas d’autres moyens de sortir du cycle de la mort ? Le thème peut être bateau et pourrait être traité de façon sirupeuse, mais, il n’en est rien, et les conclusions que l’on pourrait en tirer ne pas si claire que l’on voudrait. Je ne vous dirait pas tout, mais, pour illustration, il est des actes si abjectes que la nature elle-même réclame rétribution contre ceux qui les commettent.

 

Notons qu’en plus de la thématique de la vengeance, un des grands thèmes abordés par cet ouvrage est celui de la différence et de la souffrance lié aux handicaps physiques et mentaux. Le thème est abordé à travers Silence, bien sûr, idiot, muet et souffre-douleur du village, mais aussi de la sorcière, aveuglée physiquement mais aussi par la haine, et qui vit en lisière du village et de la société, crainte et craignant le monde elle-même, à travers Blanche-Neige, nain de cirque, difforme et enfermé dans un asile de fou où la démence se lit sur les visages, ou de Zelda, la naine dompteuse de serpents crainte même de la police. L’idiot, la sorcière, le fou, la saltimbanque, toutes figures qui sont traditionnellement magiques, mystiques, sacrés… mais « sacré », ça veut littéralement dire « mis à part, retiré du monde des hommes » ; alors, quelle est la place de ceux qui sont mis à l’écart d’une société qui ne croit même pas au sacré ? Ça n’est pas sans raison que cette histoire de trouver sa place dans un monde qui vous rejette soit aussi une histoire de traditions occultes, de légendes et de sorcellerie.

 

Franchement, pour moi, cet album a été une véritable claque ! Certes, le rythme est parfois lent, mais je préfère parler de « contemplatif », et c’est une lenteur résolue et implacable qui conduit une histoire qui vient vous écraser comme une tonne de brique. Le dessin de Comès n’est pas sans défaut, avec notamment le problème que les visages sont soit comiques et caricaturaux, soit sont incapable d’exprimer la moindre émotion ou même de seulement s’animer, mais c’est largement compensés par ses décors, ses détails et son utilisation maîtrisée du noir et du blanc pour parfaire l’ambiance crépusculaire de ce monde hanté par les ombres, où se mêle malveillance humaine et complots occultes, où les lumières de la raison ont du mal à s’imposer sur l’obscurité dans le cœur des hommes, et où la modernité électrique n’a pas encore chassé la sombre clarté des bougies.

 

Au passage, il y a très clairement un gros parrallèle à faire avec le roman la Vouivre de Marcel Aymé, mais si je commence j’en finirai jamais avec cette vidéo…

 

Alors, ce premier Alfred, oui, il fait peur, oui, il a l’air chiant et abscon, mais je peux vous assurer, si vous vous accrochez, vous ne le regretterez pas et n’en reviendrez pas !

 

5 mai 2016

Primé à Angoulême 8 : Alack Sinner

Culture Bulle, les meilleurs albums d'Angoulême 8 : Alack Sinner

Bonjour à tous ! On continue avec 1978 en bande dessinée en nous penchant sur l’œuvre Réaliste Étrangère de l'année d'après le Festival d'Angoulême : le Alack Sinner de José Muñoz et Carlos Sampayo, paru chez…

 

Alors, la parution, c'est un peu compliqué : l'album primé à Angoulême, c'est celui ci, paru aux éditions du Square comme un album « Charlie spécial » car ayant préparu dans Charlie Mensuel, qui était la revue dont Charlie Hebdo était en fait un dérivé après l'interdiction d'Hara-Kiri. Mais de nos jours, si vous cherchez ce qui contient les histoires de ce livre, il faut se rabattre sur la première intégrale l'Age de l'Innocence actuellement disponible aux éditions Casterman, mais pas dans le même ordre que présentés ici. Et encore, là, c'est à peu près cohérent par rapport aux innombrables rééditions et remélanges et isolations parus entre les deux versions.

 

Quant aux auteurs, s'ils sont d'origine Argentine, ils habitent et travaillent en Italie après s'être rencontrés en Espagne. Aussi, le prix ne ment pas, c'est de la bande dessinée étrangère à plus d'un titre ! À titre indicatif, Carlos Sampayo est le scénariste principal et le gros barbu, José Muñoz est le dessinateur et le maigre à lunette. Notons qu'il recevra en 2007 le Grand Prix de la Ville d'Angoulême le marquant comme un de ses grands auteurs dont l'ensemble de la carrière est à reconnaître, et que, oui, de nos jours encore, non seulement ils sont toujours actifs, mais continuent de bosser ensemble, leur œuvre commune la plus récente étant une biographie dessinée du chanteur argentin Carlos Gardel paru en 2008 et 2010 chez Futuropolis.

 

Quant à la série Alack Sinner, elle a l'insigne privilège d'être une des deux seules séries d'albums à avoir reçu deux fois le prix d'album de l'année d'Angoulême, recevant le-dit prix de nouveau pour son autre tome 1 en 1983. Oui, il y a eu plusieurs tome 1, je vous ai dit que c'était compliqué… L'autre série à avoir reçu deux fois le prix ? Maus d'Art Spiegelman. Une comparaison qui met juste un tout petit peu la pression…

 

Venons-en au sujet principal : l'album Alack Sinner. Il compile ici quatre histoires relativement courtes de la série Alack Sinner, eux-même parus sous formes de plusieurs chapitres de huit à quinze pages paraissant chaque mois dans Charlie Mensuel le bien-nommé, et nous y suivons les aventures et déambulation d'un personnage nommé Alack Sinner. Jusque là, tout va bien.

 

Alack Sinner est un de ces grands types de la littérature populaire de genre : un détective privé, à New-York, dans l'époque contemporaine de ses auteurs, donc, ici, la fin des années 70. Comme l'exige le genre, il travaille en solo, reçoit ses clients dans son bureau et grommelle contre les affaires de divorces et tromperie. Au contraire du stéréotype, il n'est pas alcoolique, pas sale, pas mal habillé, son bureau n'est pas en bordel constant, il entretient une vie sociale et culturelle correcte et variée, il n'est pas constamment ruiné et prés à n'importe quel boulot, et, plus important peut-être, si il est bien sûr un brin misanthrope et porte un regard désabusé sur la société, il n'est pas cynique et amer, mais bien plutôt rempli d'amour et d'amitié pour ses contemporains et avec une volonté, à peine dissimulée par son attitude professionnelle, de rendre le monde meilleur à son petit niveau. Un personnage sympathique, empathique, avec ce qu'il faut de gouaille, de sarcasme et de pragmatisme pour ne pas passer pour un boy-scout. La lumière tremblotante d'un néon cassé dans un roman autrement profondément noir.

 

Comme je le disais, donc, cet album est divisé en quatre histoires. La première, la plus longue et peut-être bien la plus remarquable, se nomme Viet Blues. Elle se démarque notamment par sa claire insertion dans le contexte historique et politique contemporain de son époque. Suite à une altercation dans Harlemn où Alack Sinner intervient contre son meilleur sens, notre héros se retrouve pris d'amitié avec un certain John Smith III, musicien black un brin paumé, et qui a deux gros problèmes dans la vie. Un, il revient d'un tour au Vietnam… ben oui, la première publication de cette histoire date de 1975, quand la guerre n'était pas encore fini, de peu… donc, oui, il revient d'un tour au Vietnam particulièrement traumatisant et dont il est revenu officiellement héros pour ce que cela vaut, mais surtout accroc à l'héroïne, ce qui en soit même n'améliore pas sa qualité de vie, et lui pourrit ses qualités artistiques. Autre problème, sa famille et ses amis se sont retrouvés sur la liste noire du Filandreux, un des pus gros trafiquants de drogue d'Harlem qui commence à tabasser et descendre les membres de sa famille pour débusquer le seul type qui a cru malin de le dénoncer aux flics, alors que ceux-ci, bien entendus racistes et corrompus, refusent de faire quoi que ce soit de constructif à ce sujet. Ce qui force John Smith à se réfugier chez des potes militants de la cause noire qui refusent axiomatiquement d'appliquer quelque solution trop blanche pour être honnête que ce soit, y compris l'intervention policière et la désintox'. A partir de là, Alack se retrouve plus ou moins obligé par son bon cœur à intervenir pour sortir durablement ce pauvre type de ses problèmes, et ce même pas pour l'argent et sans contrat de travail.

 

La réflexion sur la politique raciale aux États Unis dans l'immédiate continuité de la guerre du Vietnam, alors que la lutte pour les droits sociaux s'est achevé et que le racisme n'existe officiellement plus que cette problèmatique a publiquement été réglé pour toujours, la réflexion, donc, est étonnamment poussée. La communauté noire n'est pas sans solidarité de classe mais est profondément divisée au niveau individuel sur l'attitude à aborder ; sur la même page, un docteur noir peut penser comme un blanc et rejeter les pauvres comme la « honte de la race », et son infirmière menacer de mort notre héros pour les malheurs qu'il a causé par sa seule présence. La voie légale est présentée comme complètement naïve, mais la voie militante se prend les pieds dans sa propre pureté idéologique et dans le cycle de la violence. Et surtout, il est constamment rappelé que quoi que fasse Alack pour John, il ne s'en prend jamais qu'un symptôme d'un mal systémique, et que le Vietnam, la drogue, le Filandreux et le crime organisé ne sont qu'une seul et même problème, une façon d'écraser les frères dans une société polie. Et l'inclusion, qui peut sembler autrement gratuite, d'un nain qui bat sa femme et d'un militant gay qui se fait descendre immédiatement élargit la thématique au-delà de la « simple » question raciale pour celui de l'ensemble des minorités dans la société occidentale, où le statut d'opprimé ne confère pas la sainteté mais l’intersectionnalité des problématiques est bien réelle.

 

La deuxième affaire, la vie n'est pas une bande dessinée, baby…, vaut surtout pour sa mise en abyme. L'intrigue est une affaire autrement classique de journalistes et de politiques corrompus, de policiers désagréables et à moitiés pourris, et de groupuscules d’extrême-droites financés par la CIA. Sauf que, voila, les auteurs eux-même s'insèrent dans l'histoire, sous leur nom et apparence etcomme très exactement auteurs des aventures d'un détective nommé Alack Sinner, venus à New-York pour chercher l'inspiration et décidant de suivre un détective nommé Alack Sinner mais qui n'est pas initialement leur personnage. À partir de là, il apparaît presque normal que l'histoire soit un amas de poncifs du genre autour duquel gravite les artistes sans vraiment y intervenir, puisque l'histoire est l'histoire de sa propre création et des contraintes de l'inspiration et du genre. Je note particulièrement l'usage clair, avoué et répété du grand conseil classique de l'écriture de romans policiers « si vous ne savez pas ce qui passe ensuite, deux hommes entrent portant des flingues ».

 

La troisième affaires, Lui dont la bonté est infinie… est la plus faible, je trouve. En contrepartie, c'est la plus courte. Un pasteur apocalyptique et sa femme engage Alack Sinner, malgré son nom de pécheur, retrouver leur fille qui probablement fuit avec le fils d'un pasteur concurrent, affaire qui mènera notre héros dans le Village remplit de hippies rêveurs des années 70 et dans un réseau de traite des blanches, mais puisqu'il y a d'austères religieux dans l'histoire, je vous laisse deviner qui sont les plus débauchés et les plus méchants ! Mais hé, l'histoire reste bien construite et le rythme est correctement mené, et la conclusion est un classique parce que c'est toujours efficace.

 

La dernière histoire, Scintille, scintille… remonte bien le niveau. L'intrigue est noire, tordue et crapoteuse à souhait, mêlant anarchistes en rupture de ban, gros bras idiots et avides, fabricants de poupées gonflables, boites à strip-teases et incendies. Une histoire de pureté, de corruptions et d'anges exterminateurs. Et où, si le sexe et la sensualité s'invitent et viennent prendre une place folle d'entrée de jeu, alors que cet aspect du genre était jusque là essentiellement absent, ça n'a pas la gratuité et l'aspect de démangeaison adolescente que j'ai pu reprocher aux femmes à poils aléatoires du Vagabond des Limbes. Ici, la nudité et la sexualité sont une pleine part de l'histoire, de l'ambiance et des thématiques abordés. Quand une fille y montre son corps, ça n'est pas à la place de montrer une personnalité mais au contraire comme une illustration de leur être et de leur vision du monde et du soit. Pour sûr, c'est aussi parce qu'une femme nue n'est pas désagréable à regarder, mais c'est intégré.

 

Mais surtout, le dessin y prend de l'audace. José Muñoz a fini de digérer Hugo Pratt et ses encrages tout en clartés et en aquarelles noires, et se lâche avec un style bien plus adaptés au policier, tout en noirceurs et en aplats, en contraste de pureté et de saleté, et où l'obscurité prend forme et relief et domine l'univers. C'est très bien, Pratt, et son style était déjà bien assimilé et adaptés comme vous avez pu le voir dans les extraits précédents, mais là, on a l'impression que les auteurs ont finalement admis qu'on ne peut pas dessiner les tréfonds de New-York comme les îles du Pacifique. Et c'est grandiose.

 

Alors, est-ce que ça mérite le titre d'album de l'année ? Bah plutôt ouais ! La qualité du scénario et du dessin varie, mais est, au plus bas, très bon, et monte jusqu'à la complète maîtrise, et on assiste à la naissance de l'héritage d'Hugo Pratt et du roman graphique, surtout mis en regard avec la Meilleure Oeuvre Française, Alix, qui est le parachèvement d'un certain académisme et de l'album pour jeune lecteur. Je suis curieux de voir comment la série a évolué pour mériter une deuxième fois le titre, mais ça, on verra dans quelques épisodes...

5 mai 2016

Primé à Angoulême 7 : Alix

Culture Bulle, les meilleurs albums d'Angoulême 7 : Alix

Bonjour à tous ! Nous en avons, peu ou prou, finis avec les albums de l'année 77, alors on passe à l'analyse des Meilleurs Œuvres de l'année 78 d'après le Festival International de la Bande-dessinée d'Angoulême. Et commençons donc avec la Meilleure Œuvre Réaliste Française de cette année, en l'occurence le Spectre de Carthage,treizième volume des aventures d'Alix, écrites et dessinées par Jacques Martin et publiés aux éditions Casterman.

 

 

Treizième ? Ben, oui, au contraire des années précédentes, le prix ne vient pas récompenser un premier ou deuxième volume d'une série quand bien même il s'agit de célébrer dans les faits une carrière déjà longue. Là, dans ce cas précis, le jury ne tourne pas autour du pot : c'est clairement un prix donné à une série en cours depuis 1948, donc trente ans déjà en 78, et la nostalgie de ce que les jurées lisaient quand ils étaient petits n'a manifestement pas joué un petit rôle dans ce choix.

 

En outre, alors que jusque là la sélection n'avait pas peur de voter pour des bandes dessinées pré-paraissant dans des journaux aux clairs sensibilités de gauche, la série Alix, elle, préparait dans le Journal de Tintin qui était assez ouvertement catholique, de droite et conservateur. Après, était-ce une volonté manifeste d'équilibrer l'échiquier politique ? Ou peut-être est-ce une façon de jeter un os à une des plus puissantes factions de la bande dessinée franco-belge : les amateurs exclusifs de la Ligne Claire.

 

La Ligne Claire, pour mémoire, est, je cite Wikipedia, « un dessin caractérisé, après la réalisation des crayonnés, par un trait d'encre noire d'épaisseur constante. Chaque élément forme une cellule isolée par son contour, et reçoit une couleur donnée. Chaque couleur se trouve donc ainsi séparée de sa voisine par un trait. » Ou alternativement « le style des dessins qui paraissent dans le Journal de Tintin ». Ou, encore alternativement, un style d'une telle précision technique de l'inanimé que tout mouvement et émotions des personnages en sont bannis, cherchant ouvertement à n'avoir aucune originalité de composition et ni force d'évocation au point que chaque case doit être accompagné d'un pavé de texte pour signaler qu'il se passe quelque chose, racontant plutôt que montrant, et où l'absence d'âme dans le dessin est considérée comme une bonne chose puisqu'elle rend les dessinateurs interchangeable et permet une organisation en studio. En outre, ce style de dessin est le préféré de la Commission de la Loir de 1949 sur les Publications Destinées à la Jeunesse puisqu'il n'a aucune chance de provoquer de passions, d'attachements ou autres sentiments chez le jeune lecteur, ce qui était important jusqu'aux années 80 pour publier une BD en France.

 

Un auditeur attentif l'aura peut-être deviné : la Ligne Claire, c'est pas vraiment ma tasse de thé. Désolé, j'ai été élevé avec plus d'Astérix et de Gaston Lagaffe que de Tintin et Blake & Mortimer. Aussi n'avais-je jamais lu aucun album d'Alix jusqu'alors, me basant sur des a-priori, des feuilletages superficiels et de l'osmose culturel : une BD qui était déjà vieille quand j'étais petit, aux dessins sans âme et au scénario sans intérêt, mais avec des décors urbains d'une telle précision technique et historique que les manuels de Latin les utilisent en guise d'illustration. Et, apparemment, une homosexualité flamboyante.

 

Aussi, me suis-je donc mis à lire l'un à la suite de l'autre les treize premiers volumes de cette longue série qui paraît encore de nos jours, par delà la cécité de l'auteur et même par delà sa mort. Et, partant d'un tel a-priori négatif, j'ai plutôt été déçu en bien.

 

Alors, bien sûr, le dessin est bel et bien de la Ligne Claire de stricte obédience, figé, sans âme et capable de rendre ennuyeuse la meilleure scène d'action ou d’enlever toute joie de vivre au plus heureux des événements. Mais ça aussi les avantages de ses défauts, et Jacques Martin n'a clairement pas volé sa place dans les livres d'histoire antique. En terme d'architecture et de costume antique, on est à la pointe de la représentation archéologique sur l'antiquité. Et au final, le dessin sans âme, c'est pas si grave que ça, parce que ce qui brille vraiment, ce sont les scénarios en béton et la caractérisation des personnages.

 

Alors, bien sûr, ça évolue dans les limites du genre de la bande dessinée destinée à la jeunesse du milieu du 20ième siècle. Notre héros, Alix, est un jeune gaulois blond vivant à l'époque du premier triumvirat, qui, dans sa toute première apparition, est esclave dans l'Empire Parthe, mais va rapidement être adopté par un romain, devenant donc lui-même citoyen et même patricien romain, va découvrir qu'il est en plus l'héritier légitime du titre de chef d'une tribu gauloise, va devenir un ami et allié proche de Jules César lui-même. Ce dernier l'enverra d'abord mener des enquêtes et exécuter des manœuvres en son nom aux quatre coins de la Méditerranée, au point d'en acquérir assez de réputation personnel pour qu'il soit ensuite invité par une foultitude de gouverneurs ayant besoins de ses services ou attiré dans un piège par des félons qui désirent la perte d'un si formidable romain. Il est doté de toutes les qualités génériques d'un héros pour la jeunesse : honnête, généreux, brave, beau, incorruptible… il a également cette qualité d'âme typique des jeunes héros qui fait que des gens qui l'ont rencontré il n'y a pas une case sont prêt à risquer leur vie, à sacrifier leur fortune et à mettre des armées à sa dispositions juste parce qu'il a l'air honnête.

 

Depuis le deuxième album, il est accompagné par Enak, encore plus jeune et beau garçon égyptien qui le suis pour des raisons qui ne sont jamais explicités. Typiquement, le rôle d'Enak est de se fouler la cheville, d'être attrapé par les antagonistes et servir d'otage pour faire flancher Alix qui, oui, est prêt à sacrifier toute la gloire de Rome pour ses beaux yeux. Enak est une putain de princesse en détresse. Même dans le Prince du Nil où un point clé de l'intrigue est qu'il est pet-être l'héritier légitime des Pharaons et donc propriétaire de l’Égypte Ptoléméennes, il se contente de s languir sur des peaux de bête, avant de s'excuser auprès d'Alix retrouvé d'avoir été aussi sotte de se laisser emprisonner par les appâts du luxe plutôt que d'être au coté de son seul ami.

 

Faisons ici un aparté sur la seule chose que tout le monde sait d'Alix sans l'avoir lu : Les soit-disant sous-entendus homosexuels, juste parce que deux jeunes éphèbes dans le monde antique ne peuvent pas se quitter, fonctionnent comme un couple marié, dorment nus ensembles, dans un monde où les femmes sont quasi-absentes et où les hommes se mettent torse nu à la première occasion. Le mot final de l'auteur est que ça n'est pas du tout intentionnel et parfaitement innocent, mais si le lectorat gay désire y voir une représentation de sa condition, il n'a aucune raison de lui refuser cette lecture possible. Vous pouvez prendre cette affirmation comme un commentaire éclairé d'un auteur respectant la conception post-moderniste prônant la priorité de la lecture ressentie sur les intentions du créateur, avec un sympathique message de tolérance à l'égard du lectorat LGBT. Vous pouvez aussi noter que Jacques Martin a grandi et travaillé dans une époque et un contexte éditorial où être plus explicite que ça pouvait mettre un terme net et définitif à sa carrière et ruiner sa vie.

 

Bref, pour faire court, il était tellement au fond du placard qu'il pouvait aller visiter Narnia.

 

Pour revenir à la série… les aventures d'Alix se déroulent dans un mélange de monde antique très recherché et documenté, et inclut des événements historiques dans l'enchaînement permet de suivre la chronologie de la série, mais en même temps est pleinement anhistorique là où ça l'arrange. Ça m'a surpris pour une série que je croyais strictement ancré dans l'archéologiquement correct, mais les histoires se déroulent régulièrement dans des villes, des tribus ou des pays complets inventés de toute pièce pour l'occasion… dans le Prince d’Égypte, il y a même une deuxième Égypte sous l’Égypte, où on construit encore des pyramides vingt-cinq siècles après que l'autre Égypte ait arrêté. Et les scénarios ont recours sans vergogne aussi bien au surnaturel le plus manifeste et aux interventions divines les plus explicites, comme à la super-science anachroniques, genre poudre noir et machines à vapeur. Et parfois aussi, juste de la tréééés mauvaise archéologie. Désolé, mais les gaulois à moustache, c'est une invention de Napoléon III. Non, le vomitorium n'est pas une pièce spéciale pour aller vomir, c'est un couloir d'évacuation du public dans un amphithéâtre. Et, bon sang, NON, tous les dieux païens du Moyen-Orient antique ne sont PAS le même dieu meurtrier inventé par Loth et ses filles traumatisé par la destruction de Sodome ! Mais le plus bizarre, ce que le même album qui sort cette ânerie mythologique présente également une excellente évocation des provinces italiennes pendant la guerre civile entre César et Pompée.

 

Rien d’étonnant, donc, à ce que l'auteur ait un peu trop souvent recours à des catastrophes naturelles et des destructions de masse pour expliquer la disparition de toute trace des lieux et événements spécialement inventés. Dans ses 13 premiers albums, Alix a survécu à deux tremblements de terre, plusieurs explosions de bombe, une explosion volcanique coulant une île entière, d'innombrables incendies, plusieurs révoltes paysannes, une tentative de génocide, une malédiction divine sans chichi, une pluie de météorites sur plusieurs jours et même une fichue explosion nucléaire ! Sérieusement, si il ne reste que des ruines du monde antique, c'est parce qu'Alix a passé par là ! C'est pas pour rien que César ne le laisse pas traîner à Rome, la ville s'écroulerait avec sept siècles d'avance.

 

Mais comme je le disais il y a longtemps maintenant, les scénarios, malgré leurs débordements et bizarreries, tiennent franchement bien la route, disposent d'intrigues complexes et tortueuses remplies d'apparences de culs-de-sac qui se révèlent parfaitement pertinentes au final, antagonistes comme protagonistes s'embringuent mutuellement dans des complots et contre-complots dans lesquels ils tombent ou dont ils s'échappent sans que le dénouement soit joué d'avance, et aussi embrouillés soient-elles, elles retombent sur les pattes. Il n'y a pas d'essentialisme culturel, romains, gaulois, égyptiens, carthaginois, parthes, grecs ou africains sont capable à égal mesure de bassesse ou de grandeur, d'honneur ou de pragmatisme, de tolérance ou de tribalisme, de bravoure ou de lâcheté… il n'y a que les barbus qui soient systématiquement malveillants. Et les personnages et leurs relations sont bien plus complexes et judicieusement tordues qu'on ne pourrait s'y attendre d'une série dont le personnage principal peut être décrit par le seul mot de « parfait ». Je vais pas tous vous les raconter, mais malgré tout le mal que j'ai pu en dire, c'est avec un réel plaisir et intérêt que j'ai lu les douze premiers albums, et je vous recommande cette lecture à vous aussi.

 

Ce qui nous ramène au treizième album, celui primé à Angoulême, le Spectre de Carthage.

 

Hé bien, comme je le disais au début, le prix est donné pour récompenser la série dans son ensemble et sa continuité depuis 1948, parce que l'album, en lui même, est super décevant. L'intrigue est mince comme tout : Alix a été invité à Carthage pour se faire faire une statue, mais il y a des gens qui font de la lumière la nuit, ce qui le dérange, il enquête et découvre des contrebandiers, alors il collabore avec l'armée romaine pour les arrêter. Sur ce synopsis indigne du Club des Cinq, s'accroche une poignée de fils narratifs qui ne vont nulle part. Des gens veulent assassiner Alix mais perdent leur motivation en cours. L'héritage d'un savant fou rencontré plusieurs albums auparavant est évoqué, puis disparaît littéralement sans raison. Une princesse carthaginoise rencontré par hasard veut fuir avec Alix, passe deux pages à résumer le Salambô de Flaubert pour justifier un plan qui ne sera pas suivi, puis meurt. Enak disparaît, puis réapparaît pour expliquer qu'il avait une aventure sans conséquence. Le gouverneur romain met les notables carthaginois sous séquestre pour leur faire avouer leur implication… les notables ne révèlent rien et sortent à la première occasion. On a une suite d'anciens méchants ou de leur familles qui interviennent sans que leur présence soit particulièrement pertinente, et après que, comme toujours avec Alix, tout finit dans une explosion, Alix et Enak s'en vont en se faisant la réflexion que toute cette affaire était confuse et mystérieuse.

 

Alors « Meilleure Œuvre Réaliste Française », pour l'ensemble de la série des Alix, c'est pas forcément volé, au contraire, malgré mes a-priori. Sérieux, j'ai été agréablement surpris ! Mais pour cet album spécifiquement ? Franchement, non. Ou alors y'avait que des trucs pourris de paru en 77...

5 mai 2016

Primé à Angoulême 6 : Les Peaux-Rouges

Culture Bulle, les meilleurs albums d'Angoulême 6 : les Peaux Rouges

Bonjour à tous ! Dans notre série « les meilleurs albums d'après le Festival d'Angoulême », faute d'avoir mis la main sur le Casque d'Or d'Annie Goetzinger, on en finit avec 1977 avec le prix de la Meilleure Œuvre Réaliste Étrangère, les Maîtres du tonnerre, premier volume de la série les Peaux-Rouges du néerlandais Hans Kresse, paru en français comme en hollandais aux éditions Casterman.

 

 

Sérieusement ? « les Peaux-Rouges » ? D'accord, les années 70 sont dans le passé et donc pas comme nous, mais je suis sûr que même en 77, il était su qu'appeler les américains natifs « peaux rouges » était ouvertement insultant. À la décharge de l'auteur, dans son hollandais natal, la série s'appelle de Indianenreeks, « la série des indiens », un titre qui a beau être quelque peu générique, au moins, ça n'est pas le surnom raciste que leur donnaient leurs génocidaires. Traducteur anonyme de chez Casterman, sache-le, ce que tu as fait n'est pas chic.

 

Je tiens à noter une autre bizarrerie, mais ici lié au choix du jury du Festival d'Angoulême : Alors que le prix est donné au Festival de 77 pour récompenser un album paru en 76, les Maîtres du tonnerre date de 74. Il y a déjà 5 albums parus en français de cette série quand le tome 1 est récompensé. C'est donc un peu le contraire du cas de la Ballade de la mer salée où le jury a saisi la première occasion de récompenser une œuvre déjà longue mais pas encore compilée en livre, ils vont chercher un vieil ouvrage pour, peut-être, récompenser les albums récents. Ou alors ils veulent récompenser le concept de la série, qui devait à la base être une longue histoire de la nation indienne, un album par génération, plutôt que l’exécution où, dans les faits, on reste sur la même génération et les mêmes personnages pendant de nombreux albums. Ça arrive, les romans Game of thrones aussi étaient censés être une histoire s'étalant sur plusieurs générations, et six mille pages plus tard l'hiver n'est toujours pas venu et une année n'est pas passée.

 

Mais revenons donc sur l’œuvre telle qu'elle est plutôt que celle qui aurait pu être. La première chose à noter est que, malgré qu'elle s'appelle « les Peaux-rouge », que la couverture nous vend de l'indien à plume en embuscade dans le désert Hollywoodien et que le logo de la série soit un grand sachem emplumé… ça n'est pas un western. C'est une bande dessinée historique se déroulant dans ce qui est actuellement au Nouveau-Mexique, en 1581, alors que les européens n'entame qu'à peine l'exploration de l'Amérique du Nord et avant quelque colonisation sérieuse que ce soit. On est trois siècles avant la conquête de l'Ouest.

 

Et au contraire de la plupart des westerns, nos personnages principaux sont des indiens, plus précisément des apaches de la tribu des faraondes, et nous suivrons essentiellement Anua, jeune guerrier beau et inexpérimenté qui est le fils de Chaka, le chef de la tribu et principale force active de ce volume, et Pashca-tueur-de-panthères, le plus puissant guerrier de la tribu. Les apaches, donc les faraondes donc nos héros sont des guerriers nomades chasseurs-cueilleurs et surtout chassant le bison. En tant que tels, ils sont constante opposition avec toutes les autres tribus nomades, aussi les premières pages, après la rencontre du loup le plus dépité du monde, concernent-elles un affrontement fumeux entre nos héros et des guerriers ennemis de la tribu togua rencontrés complètement par hasard au détour d'un mystérieux village en ruine attaqué par une autre tribu elle-aussi ennemi.

 

Mais tout cela n'a guère d'importance, le pourquoi de la ruine du village et de la présence d'autant d'ennemis jurés dans un si petit périmètre ne reviendra jamais sur le tapis, le point de l'affaire est d'introduire assez longuement, 5 planches sur 45, les personnages, les faraondes et le mélange de brutalité et de subtilité politique de leur mode de vie, où la mort et la violence sont des faits inévitables et acceptés comme tels malgré une réelle recherche de la paix, et où certes tout guerrier se doit d'être brave et d'avoir toutes les vendettas tribales bien en tête mais où en même temps il faut bien faire attention au pragmatisme de la survie des femmes et enfants de la tribu et maintenir des relations amicales avec le maximum de voisins.

 

Mais tout cela nous amène au cœur de l'intrigue : les faraondes ont eu une mauvaise saison de chasse et n'ont plus grand-chose à manger, aussi doivent-ils commercer avec les chipîwis, indiens pueblos sédentaires et cultivant le maïs, malgré les tentations de simple pillage, et dirigés en binôme par un vieux chef sage, pacifique et sympathique, et un horrible moche sorcier tirant son autorité d'un perroquet parlant l'espagnol qu'il jure être un messager des dieux que lui seul peut comprendre. Anua le jeune guerrier tombe amoureux de Sapobi, la fille du vieux chef sympa mais qui est promise au vilain fils du méchant sorcier, et de toutes façons Chaka le chef insiste que les faraondes ne se prennent femme que dans la tribu. Vous savez donc d'ors et déjà qu'ils seront ensembles avant la fin.

 

Accélérons un peu : le méchant sorcier et son vilain envoient des guerriers pour tuer lâchement nos héros tellement ils sont méchants mais n'arrivent à rien, pas même à briser l'amitié entres les vieux chefs ; finalement, un troupeau de bison est trouvé et glorieusement chassé, donnant assez de nourriture pour passer l'hiver, mais surtout, un marchand itinérant révèle que Les Guerriers Barbus sont de retour ! Et oui, cette bande dessinée est ancré dans des évènements historiques réels. Chef Chaka avait connu la première expédition espagnole au Nouveau-Mexique dirigé par Coronado en 1540, et voila que s'avance, hé bien, la deuxième expédition espagnole dirigée par Chamuscado. Ils sont encore considérés comme des créatures quasi-mythologiques, montant des créatures filant plus vite que le vent et possédant des gourdins où sont enfermés les membres du Peuple du Tonnerre qu'ils tiennent en esclavage pour tuer qui ils veulent… d'où le titre, les Maîtres du tonnerre.

 

Et effectivement, l'hiver passé, les mexicains sont là, ils s'emparent du village chipiwi, de son vieux chef sympa et de sa jolie fille qui étaient les seuls à être resté, les conquistadores sont cruels et uniquement retenus par de gentils franciscain, le tout sous les yeux de nos héros qui interviennent courageusement malgré la peur mais sauvent à peine leur propre peau et celle de la fille. Le Vieux Chef Sympa est emprisonné et nos héros veulent le sauver. Le méchant sorcier est tellement méchant qu'il veut les tuer pour les empêcher de sauver le chef sympa et de voir la fille se marier avec le héros. Le sauvetage se passe n'importe comment alors que tout le monde se tombe mutuellement dessus et qu'un des franciscains libère le vieux chef de façon indépendante, puis fuit lui même et disparaît de l'intrigue, en accord avec les écrits historiques sur cette expédition. Puis les indiens apprennent la vérité sur les armes à feu, juste à temps pour rentrer au village chipiwi où le sorcier fait régner la terreur avec un fusil abandonné, mais il doit fuir en exil quand nos héros démontrent qu'il n'a pas la moindre idée de la façon de l'utiliser. Les vieux chefs autorisent le mariage du jeune héros et de la fille, les espagnols s'en repartent, fin.

 

Alors, c'est pas du tout une mauvaise BD. La documentation historique est indéniable, l'auteur est plus que bien renseigné sur son sujet, et aborde un temps et un lieu sur lequel trop peu a été dit malgré l'indéniable intérêt. Il n'y pas d'essentialisme ethnologique, il y a des gentils, des méchants, des têtes de cons et des têtes brulés, des voix de la paix et de braves idiots chez les indiens comme chez les espagnols, chez les sédentaires comme chez les nomades. Le scénario est final assez simple et bateau, mais sert surtout de squelette sur lequel vient se poser le muscle du récit : la vie quotidienne des indiens, leur vision du monde, leur comportement face à un monde qui change et la diversité des cultures. Le dessin est technique, précise, digne des illustrations d'un livre d'histoire, mais reste souple dans sa composition, son ressenti et l'impression de mouvement des personnages…

 

Néanmoins, je ne peux m’empêcher d'être surpris que ceci soit considéré comme étant l’Œuvre Réaliste Étrangère de 1'édition de 77. Si vous cherchez une bonne BD historique sur les débuts de la colonisation de l'Amérique du Nord, je vous la recommande, et vous souhaite bon courage, c'est introuvable. Mais c'est pas pas du tout du niveau de la Ballade de la mer salée.

 

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8 mars 2016

Primé à Angoulême 5 : le Baron noir

 

Bonjour à tous ! On continue le retour général sur les albums primés par le Festival d'Angoulême, et on reste encore en 1977 avec la Meilleure Œuvre Comique Française : le Baron noir dessiné par Yves Got et scénarisé par René Pétillon, à l'époque édité par le dessinateur lui-même, mais qui a depuis été réédités plusieurs fois, la dernière sous forme d'une intégrale en 2010 chez Drugstore, la collection des BDs Albin Michel après leut rachat par Glénat.

 

Ses auteurs continueront leurs actions artistique bien longtemps après, notamment Pétillon qui est un pilier inamovible du Canard Enchaîné (et, entre nous, un des plus drôles de l'équipe, et pourtant y'a du niveau) de nos jours encore, et qui dés lors en train de commencer à travailler sur sa célèbre série Jack Palmer, sur laquelle il est en plus dessinateur, avec à l'époque un style de dessin semi-réaliste à la Gotlib ou à la Will Elder de Mad Magazine, mais nous y reviendrons en parlant du prix de 2001… on y est pas encore, j'admets.

 

Quant au dessinateur, Yves Got, il a plus ou moins laissé la bande dessinée de coté après celle-ci pour se concentrer sur la littérature jeunesse et nottament la série de livres pour tout-petits Didou qui est adorable mais pas tout à fait dans le même genre.

 

Comme Andy Capp, Meilleure Œuvre Comique Étrangère de la même année, le Baron noir se présente sous forme de strips noirs et blancs qui paraissaient quotidiennement dans la presse avant compilation en album. Mais les similarités s'arrêtent là, pour ainsi dire. Déjà, c'est un création française, et paraît dans le Matin de Paris, journal quotidien ayant duré dix ans de 77 à 87, publié par l'équipe de l'Obs, à l'époque le Nouvel Observateur, et consécutivement proche idéologiquement du Parti Socialiste.

 

Oui, après la prépondérance des séries paraissant dans Pif et donc liées au parti communiste, Andy Capp dans le Daily Mirror, journal travailliste, et maintenant ce strip d'un journal ouvertement socialiste… Diable, on pourrait croire que le Festival d'Angoulême est aux mains des Gôchistes ! Baaaah ! … Mais ne vous inquiétez pas, il y aura bien assez tôt des BD paraissant dans Tintin pour compenser.

 

Et donc, oui, le Baron noir est un strip ouvertement politique et politisé. Et socialiste époque pré-Mitterand, donc. La série ne paraîtra que de 76 à 81, donc n'a pas eu l'occasion d'être déçue, mais reste d'une étonnante, peut-être même effarante, actualité des décennies plus tard.

 

Les personnages de la série sont ici des animaux intelligents et parlant mais qui reste néanmoins thériomorphe, dans la grande continuité des fables de La Fontaines, du Roman de Renart et autres grands classiques de la critique sociale où les animaux représentent bien sûr des types sociaux humains sans plus s’intéresser que ça à la stricte zoologie.

 

Le principal de ces personnages est, donc, le Baron noir, grand rapace prédateur dont le soucis principal est de s'emparer de moutons paissant dans son aire de chasse, pour les ramener au nid et les manger. Inversement, les moutons, grande masse d'anonymes et quelques figures, cherchent à éviter de se faire boulotter par le Baron noir, avec un manque complet de compétence, d'organisation et de défenses naturelles à part le nombre, et sous la direction d'un vieux mouton barbu qui ne cherche qu'à maintenir sa position immobiliste et attentiste face à une plus jeune mouton barbu qui propose de suivre la même politique mais avec lui à la place.

 

Ce conflit allégorique est lève assez le pied sur la métaphore pour que ce dont il s'agit soit clair et évident : le Baron noir est le représentant des classes patronales et capitalistes, vivant de l'exploitation meurtrière des masses laborieuses tant qu'elles se refusent à s'organiser en syndicats et communes révolutionnaire et se laissent bercer par une classe politique immobiliste, et non, ce n'est pas juste de la lecture marxiste d'une œuvre innocente, c'est franchement explicite. L'interprétation où c'est juste un aigle qui chasse des moutons n'est pas possible sans y mettre de la mauvaise volonté explicite.

 

Et pour compléter la galerie qui sinon serait un peu légère et manquerait largement de subtilité, nous avons pléthores d'autres animaux qui tiennent des rôles explicites sur l'échiquier socio-culturel. Notons particulièrement des hordes de rhinocéros avec « police » marqué en gros dessus qui passent leur temps à « mater des contestataires » en écrasant des fourmis et à ne surtout pas protéger les moutons des déprédation du Baron noir. Je crois qu'ils représentent la Poste ou peut-être le conseil constitutionnel, c'est assez subtil. Un crocodile se présentant aux moutons comme une alternative au Baron en étant tout aussi dangereux et au vocabulaire ne dissimulant pas qu'il s'agit du communisme pro-soviétique. Hilde et Hald, une tortue et un éléphant discutant régulièrement et inutilement de l'attitude à adopter face au Baron noir et aux moutons et qui sont très clairement une représentation de l'intelligentsia privilégiée et sans lien avec la situation. Et deux vautours émettant régulièrement des considérations sur le traitement des déchets et sur l'écologie en général.

 

La plupart des strips peuvent se lire par eux-même, mais avec souvent des arcs narratifs s'étendant sur plusieurs épisodes et permettant ainsi d'explorer et approfondir un thème particulier et d'apporter un peu plus de subtilité dans le traitement et dans la caractérisation des personnages. Caractérisation qui, à l'occasion, est réellement plus subtile qu'on ne peut se l'imaginer : tous les rhinocéros policiers ne sont pas pourris et oppressifs. Le Baron lui-même, malgré sa position de privilégié social, n'a pas forcément une vie privée facile et gratifiante. La série se fait même contemplative par moment.

 

Quand au dessin, là encore, on est loin de Andy Capp. Certes, l'artiste y est limité par les contraintes du format et de la quotidienneté de parution, et c'est du dessin humoristique bien loin de toute recherche de réalisme technique, mais il ne se laisse néanmoins pas allé à la facilité, réalisant des dessins individuels recherchés, des encrages et semi-colorisations originales, des cadres à pure vocation esthétique… Il n'y a pas de plan fixe, pas de cases reproduites à l'identique avec juste le texte qui change, pas de cases inutiles, c'est de la bande dessinée qui ne traite pas le dessin comme un simple raccourci d'une description mais comme une part entière de la raison de sa lecture.

 

Enfin, les thèmes abordés ne sont pas strictement d'actualité. Les animaux y sont des types humains, pas des humains en particulier, et les événements qui agite le petit monde des moutons sont des types d'événements, pas des rappels des nouvelles du jour. Les thèmes abordés restent large et généraux et conservent ainsi une actualité même pour une lecture 40 ans plus tard, même si, pour le coup, primés dans l'année de parution, ça ne se voyait peut être pas autant alors que maintenant, et je crains que les auteurs ne souhaitaient probablement pas que le fait de représenter les experts chargés d'évaluer les risques environnementaux par des autruches la tête dans le sable reste indémodable quatre décennies plus tard.

 

Après, ça n'est pas du Gotlib. Mais en même temps, pas grand monde n'est Gotlib. J'entends par là que c'est engagé politiquement et sera donc à même de fâcher une bonne partie de ses lecteurs potentiels. L'humour n'est pas forcément aussi universel qu'une bonne vieille Rubrique-à-brac. Et comme je l'ai parfois légèrement suggéré, ça n'est pas toujours subtil. Néanmoins, à part la toute dernière partie « le Baron contre le dragon vert » avec une longue narration sur tout un équivalent-album et une métaphore politique extrêmement confuse si même il y en a une, ça a extrêmement bien vieilli et je n'ai pas peur de vous en recommander la lecture même cinq présidents après l'époque qui l'a inspirée.



29 février 2016

Primé à Angoulême 4 : Andy Capp

 

Bonjour à tous ! Nous allons continuer à revenir sur les albums primés au Festival d'Angoulême, et enfin changer d'année. Nous en arrivons en effets aux Meilleurs Œuvres du festival de janvier 1977, récompensant sensément, donc, les parutions de 76.

 

Aujourd'hui, ça va être rapide. Tout d'abord, il me faut parler de la Meilleure Œuvre Réaliste Française de cette année : Légende et Réalité de Casque d'Or d'Annie Goetzinger, paru chez Glénat, la première œuvre féminine récompensé par le Festival et le premier album d'une illustratrice notable et encore en activité, ce qui serait approprié au vue des dernières controverse ayant agité le milieu quant au sexisme et au patriarcat prévalent dans le 9ème art encore quarante ans plus tard.

 

Le problème, c'est que cet album n'a jamais été réédité et est juste introuvable. Donc, bon, encore que je ne critiquerai pas tout de suite. Dommage.

 

Alors changeons radicalement de catégorie avec la Meilleure Œuvre Comique Étrangère de l'année Andy Capp tome 2 : Si c'est pas pire ça ira de Reg Smythe, chez Sagédition. Sauf que, ben, là aussi, c'est introuvable, d'autant plus qu'il s'agissait d'un de ces petits mais épais formats carrés sur papier pulp qui s'achetait au marchand de journaux, à parution de magazines populaires et jetés à la poubelle comme tels. Mais, néanmoins, la série anglaise originale a paru en strips quotidiens depuis 1957 et même la mort de l'auteur original en 1998 n'a pas suffit à en stopper la parution. Mieux, il y a eu plusieurs traductions en français dans les années 70-80, chez une variétés d'éditeurs… tous introuvables, également… jusqu'en 2006, quand une petite compilation de strips est parue aux éditions En Marge. Celle là est trouvable ! C'est pas forcément ce qu'il y avait dans l'album primé, mais ça permet de se faire une idée.

 

Et, bon, je triche, j'ai aussi un recueil anglais de 1963, ce qui m'a permis de voir à quoi ça ressemble dans sa version la plus originale, et de constater que dans la plus grande tradition du strip quotidien, le style, le dessin, le cadre et l'humour sont restés complètement homogène sur plusieurs décennies.

 

Andy Capp est, donc, un strip comique quotidien sans narration continue d'une page à l'autre, contant les hauts et bas de Andy Capp, chômeur professionnel dans une banlieue dortoir d'une ville industrielle anglais non-spécifique de l'Angleterre des années 50-70. Perpétuellement fauché, il passe la majeure partie des strips à tenter de taper une poignée de shillings à ses camarades piliers de bar, aux tauliers ou à son propriétaire, ou plus souvent encore à sa propre femme, Flo, qui à semble-t-il un travail non-précisée et fait tout le boulot à la maison et tente de tenir les cordons de la bourse. La relation avec sa femme est, dirons-nous poliment, intéressante, en ceci qu'il la bat régulièrement, qu'ils se battent aussi mutuellement l'un l'autre à l'occasion, qu'il n'est jamais poli et agréable avec elle que lorsqu'il doit lui emprunter de l'argent et que, suivant le gag inévitable et récurrent, elle est parfaitement consciente de ces retournements d'humeur, mais que néanmoins, ils restent ensemble, qu'elle le sert avec le sourire et qu'il y a quelque chose qui ressemble à de l'amour entre eux deux. Comme elle le dit dans un strip, si ils étaient pas mariés, ils seraient obligés d'aller se battre avec des étrangers.

 

Autrement, les sous ainsi extorqués sont employés à tous les loisirs traditionnels des classes prolétariennes anglaises : le tabac, le football, les fléchettes, la colombophilie, le billard, les courses et, bien sûr, l'alcoolisme ///// et la fainéantise.

 

Bref, Andy a, très littéralement, tous les défauts attachés à la classe ouvrière traditionnelle des régions industriels à l'époque où il y avait une industrie. Vous publieriez ça hors contexte, on croirait facilement qu'il s'agit que c'est un truc de parisien pour se moquer des Ch’timis. Dit comme ça, c'est problématique de bien des façons. Soit Andy est un personnage négatif, le sale pauvre qui a tout les vices, et c'est de l'humour classiste qui tape vers le bas, soit Andy est un personnage positif, un amusant trublion qui s'en sort toujours par sa roublardise, et on a alors une série qui exalte l'alcoolisme, la violence conjugale et milles autres vices sociaux.

 

Heureusement, le contexte vient sauver la lecture : c'est de l'humour ouvrier. En Angleterre, Andy Capp paraît dans le Daily Mirror, tabloïd populaire travailliste. L'auteur, Reg Smythe, est un enfant des villes industrielles, d'un père chômeur et d'une famille dans la pauvreté constante. Ça n'est pas l'humour d'un privilégié crachant sur les pauvres, c'est un prolo rigolant des prolos avec les prolos. Andy n'est plus une caricature du profiteur indigne, il est un raccourci de tout ce que les ouvrier reconnaissent eux même comme étant leurs faiblesses ; pire, ou mieux, Andy n'est pas un vrai prolo, il est chômeur volontaire, un escroc et un profiteur, il est un MAUVAIS prolo parmi d'autres travailleurs qui sont vertueux à coté de lui, et à partir de là il est légitime de se moquer de lui.

 

C'est la différence entre les Ritals de Cavanna et Affreux, sales et méchants de Scola.

 

Donc, en tant que démonstration, rare, d'une bande dessinée ouvrière à destination d'ouvriers et traitant avec une certaine aigre tendresse de la vie quotidienne du prolétariat, sa reconnaissance par le jury du Festival d'Angoulême est intéressante et marquante, une volonté de pointer la qualité dans le populaire. Un documentaire sur le monde ouvrier tel que vu par lui-même.

 

Et, ben, heureusement que ça a ce contexte, parce qu'autrement, au moins de mon point de vue qui n'est probablement pas celui du public visé… c'est assez médiocre. Le dessin humoristique gros-nez est efficace dans son genre mais loin d'être original ou brillant, les personnages ne sont jamais que de profil ou de face strict. Les gags peuvent parfois être très bons et drôles, j'en conviens, mais entre les bons gags il y a beaucoup de répétitions, de redites et de réécritures des même idées, et parfois ça tombe juste à plat. Je ne saurai dire pour la version de 77, mais la version de 2006, n'essaye même pas de traduire ou de donner un équivalent à l'accent et à l'argot qui font une certaine partie du charme et de l'humour de l'original (et entre nous, il y a certains gags qui tombent teeeellement à plat, quelque chose me dit que la blague originale y était lié à la langue). Et puis, bon, c'est peut-être mes sensibilités bourgeoises du XXIème siècle qui s'exprime, mais je me trouve un peu gêné à me voir proposer des gags où la violence conjugale et la déchéance sociale sont présentés comme hilarantes !

 

Après, le prix est peut-être fonction des critères même du prix, et qu'en 1977, il n'y avait pas moult série humoristique étrangère qui soit traduites en français, sachant que l'humour est ce qu'il y a de plus dur à traduire, qui ait paru en une version album dans la période appropriée, et qui soit de qualité assez notable pour être récompensé. Andy Capp serait alors ce qu'il y a de mieux dans un champ limité.

Pourquoi pas.

Je note juste que les Peanuts de Charles Schulz paraissaient en plusieurs versions à cet époque là, y compris chez Sagédition qui a reçu là le prix, et n'a jamais été primé à Angoulême malgré son poid culturel indiscutable.

 

Alors, au final, c'est ma première vraie déception dans la sélection d'Angoulême. Après, c'est de l'humour, ça se partage très mal, et c'est dur d'en parler sans tuer la blague. Je suis sûr que d'aucun peut trouver ça drôle à s'en battre les côtes et, issu de la culture ouvrière, sera plus à même d'apprécier toutes les références et ne s'y retrouvera avec joie. Mais, hé, c'est ma chronique, c'est moi qui ne suis pas emballé.

29 février 2016

Primé à Angoulême 3 : Gai-Luron

 

Bonjour à tous ! Continuons donc de revenir sur les albums de l'année du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême. Après le Vagabond des Limbes en 1976, la Ballade de la mer salée en… 1976, passons à… 1976. Ben oui, en ces années là, il y avait QUATRE Meilleures Œuvres de l'Année, deux françaises et deux étrangères, deux réalistes et deux humoristiques.

 

La Meilleure Œuvre Humoristique Étrangère de 1976 était la Tribu terrible de l'américain Gordon Bess, Redeye en anglais original, paraissant dans le Journal de Tintin et en album aux éditions du Lombard… Sauf que là, c'est tombé dans l'oublie, ça n'a jamais réédité, il n'y aucune intégrale de parue, le seul album ne se trouve dans aucune bibliothèque, si ce n'est à la Bibliothèque Nationale mais bon courage pour y accéder… Bref, en désespoir de cause, celui-là, je vous l'épargne pour l'heure. Si je mets la main dessus par la suite, qui sait ! Mais pas cette fois.

 

À la place, penchons nous sur la Meilleure Œuvre Humoristique Française, le tôme 2 de la Fabuleuse Saga de Gai-Luron : Gai-Luron en écrase méchamment, de Marcel Gotlib, paru aux éditions AUDIE, plus connue comme « Fluide Glacial », et ici représenté par la première intégrale de la série parue en 2007.

 

Aussi bizarre que cela puisse paraître, il y a de nombreux parallèles à établir avec la Ballade de la mer salée d'Hugo Pratt étudié dans la précédente émission, au moins dans l'optique du Festival d'Angoulême et ses prix. Le plus important, c'est que ce prix qui est supposé récompenser l'album de l'année d'un auteur prometteur vient couronner une œuvre vieille de plus d'une décennie par quelqu'un qui est déjà un Monsieur du Milieu.

 

Un peu d'historique : En 1962, Marcel Gotlib se met à faire de la bande dessinée humoristique pour enfants dans le journal Vaillant, l'illustré pour la jeunesse du Parti Communiste Français, petit magazine que ceux qui n'ont pas vécu le règne de Nikita Khrouchtchev connaissent un peu mieux sous le nom de Pif Gadget. Et oui, auditeur de plus de trente, tu as lu de la propagande crypto-stalinienne quand tu étais petit. Mais passons.

 

Donc, Gotlib commence une petite série humoristique, Nanar et Jujube, dans laquelle un jeune garçon, Nanard, élevé par ses oncles Blaise et Basile dans la campagne française des années 60, qui se décide lui même à élever un renard amateur de pois chiches, baptisé Jujube. La série paraît au rythme d'une page chaque semaine. Au bout de 28 épisodes, les oncles accueillent une cousine, nommée Piette, et disparaissent sans autre forme de procès, et la série devient Nanar, Jujube et Piette. Et c'est sous ce nom qu'est paru en 2006 chez Glénat cette intégrale de la première série de Gotlib et de ses autres contribution de jeunesse à Vaillant et Pif, et qui nous intéresse fort dans notre contexte pour trois raisons.

 

1°) On y voit Gotlib devenir Gotlib, partant de planches qui arrivent à être plus inoffensives que le Totoche de Tabary, pour progressivement gagner en douce absurdité, en écart comique du réalisme, en visages déformés sur-expressifs et en situations partant en quenouilles qui deviendront le style propre à Gotlib chez Gotlib.

 

2°) On y voit le renard Jujube évoluer d'un personnage animalier quasi-réaliste ne communiquant que par grognements et au comportement de chien bien dressé en un renard pleinement antropomorphique de cartoon, bipède, avec pouces opposables, qui parle correctement (au moins avec les autres animaux) et a des motivations complètes de personnage de BD humoristique déjanté.

 

3°) et c'est là qu'on revient au point principal, Jujube fait copain avec le chien du voisin,  un basset au dessin semi-réaliste, à l'âme supposément enjouée mais au physique indéridable, nommé, je vous le donne en mille, Gai-Luron.

 

Les interactions de Jujube et de Gai-Luron prennent au fur et à mesure le devant de la scène, laissant Nanar et Piette au rang de personnage secondaire en même temps que la série gagne une deuxième page hebdomadaire laissant à l'auteur plus de place pour développer des situations abracadabrantesques, jusqu'à ce que dans le numéro 1073, la série devienne officiellement Jujube et Gai-Luron ET brise le 4ème mur en montrant notre duo convoqué à la rédaction de Vaillant pour que le cabot y apprenne sa montée en grade.

 

Je note au passage qu'entre l'intégrale de Nanar, Jujube et Piette et les diverses éditions des aventures de Gai-Luron, si je compte bien les numérotations de bas de page, il manque encore 22 épisodes de deux pages de ce continuum, probablement les épisodes Nanar et cetera qui sont en deux pages et mais ne contiennent pas Gai-Luron, plus le numéro 1074 où les autres personnages sont évacués. Comme quoi, il reste encore un album entier des œuvres de Gotlib qui n'est pas encore paru.

 

DONC ! Gai-Luron, puisque j'y suis enfin arrivé ! Gotlib continuera à le dessiner, deux pages par semaine, jusqu'en 1969. En même temps, en 1965, il se met à travailler pour le journal Pilote et plus précisément y illustre les textes pseudo-documentaires et parfaitement hilarant de René Gosciny dans les Dingodossiers dont un album paraîtra dés 67, parce que Pilote et les éditions Dargaud capitalisent un peu plus sur leurs auteurs que le Parti Communiste, qui l'eût cru ?

 

En 1968, Gotlib se voit confier sa propre série chez Pilote, la légendaire Rubrique-à-Brac qui prend le format pseudo-instructif et non-narratif des Dingodossiers et fait monter à des niveaux jamais vu en France la folie, l'absurde, l'exagération, les trouvailles graphiques et le rythme pour en faire une des bandes dessinées les plus hilarantes de l'histoire. Certes, il y a une forte inspiration des histoires courtes du Mad Magazine américain, mais le fait qu'il ait eu le culot de faire du Mad à la française, et de le faire avec brio, humour et créativité ne le rend pas moins génial.

 

Et donc, si vous avez suivi les dates, c'est vers cette époque qu'il abandonne Gai-Luron, qui n'a toujours pas eu de version en album à ce moment là.

 

En 1972, avec Claire Brétécher et Nikita Mandryka, il fonde le magazine l’Écho des Savanes et y fait sa crise d'adolescence pipi-caca-popo-cucul (même si on en trouve les prémisses dans le méconnu Hamster Jovial et ses Louveteaux, chronique hilarante de l'actualité pop-rock à travers une piteuse bande de scout et qui préparait dans Rock'n'Folk ). Ces pages deviendront les albums Rah-Gna-gna.

 

Avril 75, après être parti de l’Écho, il fonde le célèbre magazine Fluide Glacial. Où il continue ses histoires adultes avec les Rah-Lovely, mais aussi le mythique Superdupont et le dégoutant Pervers Pépère. MAI 75, il publie le premier album compilant les aventures de Gai-Luron qui sont paru il y a dix ans désormais et ne sont plus publiés depuis 7 ans. OCTOBRE 75, le deuxième album sort. JANVIER 76, cet album est primé à Angoulême, et 40 ans plus tard j'en reviens au sujet de cette chronique.

 

Tout ça pour dire… quand le Festival prime le tome 2 de Gai-Luron, le Festival récompense quatorze année d'une des plus grandes carrière de l'humour BD français en donnant le prix à l'album de Gotlib qui vient de sortir, même si à ce niveau là, c'est pratiquement des archives patrimoniales et bien loin de ce qu'il fait à ce moment là.

 

D'où le parallèle avec la Ballade de la mer salée qui reçoit un prix pour récompenser des œuvres qui lui aussi également postérieur, avec un passage dans Pif Gadget.

 

Bon. Donc. Le prix de l'oeuvre est un donc un prix de l'auteur. Ce qui est idiot, vu que des prix aux auteurs, ça fait déjà trois ans à ce moment là que le Festival en donne. Soit.

 

Mais est-ce que l'album est bien ?

 

Bah oui ! Pourquoi cette question ? C'est très bien, Gai-Luron.

 

Gai-Luron, donc, est un chien anthropomorphique somnolent au stade terminal, passant autant de temps que possible à dormir, et lorsqu'il est éveillé, son registre d'expression émotionnelle ne va pas au-delà du tic nerveux, et toutes ses actions sont faites avec une lenteur délibérée et appliquée. Ou, pour faire simple et laisser penser à un léger plagiat, un Droopy à la française.

 

Mais il n'est pas un simple copié-collé de son vague homologue américain. Pour commencer, il est vachement plus bavard, au discours précieux, alambiqué et à mourir de rire. Il insiste que son nom de « Gai Luron » n'est pas volé, qu'il est agité d'un tempérament hautement comique et facétieux, et il est bel et bien, à l'occasion, activement farceur, blagueur et revanchard, un contexte où son apparence strictement pince-sans-rire fait des merveilles, surtout en comparaison du reste des personnages aux traits extrêmement expressifs typiques du dessin de Gotlib, et d'une manière général il est bien l'acteur principal et la cause de ses histoires alors que Droopy qui n'est souvent que réagissant.

 

Et bien sûr, les gags et histoires sont parfaitement adaptés au médium, ça n'est pas du tout du simple cartoon de Droopy en BD. Pour commencer, ça n'a pas le formulaïsme des œuvres de Tex Avery. Le style d'histoires, d'excuse, de chutes et d'humour ne se répètent que peu, avec juste, et notamment, l'invention narrative du bris du 4ème mur : Gai-Luron et Jujube sont régulièrement présentés comme travaillant ouvertement comme personnages dans le Journal de Pif, et y répondent au courrier des lecteurs, et plus précisément de Jean-Pierre Liégeois, un jeune lecteur du Var. Avec ce cadre narratif, Gotlib peut se permettre de placer ses personnages et son humour dans, essentiellement, n'importe quel contexte et n'importe quel style : parodie de film, pseudo-documentaire, défi idiot…

 

Résultat, une complète liberté de ton et d'humour autour de la constante du flegmatisme de Gai-Luron, une créativité sans limite, de l'absurde et des retournements de situations à se taper le cul par terre… Il y a d'ors et déjà dans Gai-Luron tout ce qui s'épanouira dans la Rubrique-à-brac, et c'est tout aussi talentueux, drôle et inventif.

 

Après, il ne faut pas y chercher de commentaire social, de réflexion politique ou de travail sur l'actualité. C'est une bande dessinée destiné à un jeune lectorat, et elle excelle à cela. Et c'est très bien, parce que ça veut dire que ça n'a pas vieilli d'un poil, que ça n'est pas empêtré à tenter une métaphore et que ça ne fâche personne. C'est juste de l'excellent humour, aussi fendard maintenant qu'il y a un demi-siècle.

 

Alors, pour le Festival de 1976, ça n'était peut-être pas la pointe de l'actualité, mais ça n'a pas démérité de son prix !

29 février 2016

Primé à Angoulême 2 : la Ballade de la mer salée

 

Bonjour à tous. Nous allons continuer de revenir sur les Meilleurs Albums de l'Année élus par les jurys du Festival  d'Angoulême, et après 1976 et le Vagabond des Limbes… et bien nous continuons avec 1976. En ce temps là, le Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême n'était pas International pour plaisanter, et y étaient élus des Meilleures Œuvres Réalistes Françaises et des Meilleures Œuvres Réalistes Étrangères. Le Vagabond des Limbes était la française de cette première édition, l’étrangère est la mythique Ballade de la mer salée de l'italien Hugo Pratt, paru aux éditions Casterman en 1975.

 

Au contraire du Vagabond des Limbes, il y a pléthore d'éditions actuellement disponible, et de nouvelles éditions dans de nouveaux formats avec de nouvelles présentations et de nouvelles numérotations qui ressortent toutes les quelques années. Ça, c'est la version format poche en couleur de 2006, mais c'est petit, la colorisation est venue après et la mise en page a été entièrement refaite avec parfois des cases tronquées… mais c'était pas cher et je suis cheap. Alors bon, faisons travailler les bibliothèques et empruntons la version d'époque, en grand format noir et blanc.

 

Tout d'abord, notons quelque chose qui, si j'ai bien compris, a été un véritable choc pour l'époque : ça n'est pas un format classique ! Il fait bien plus que 48 ou 62 pages, n'a pas de couverture cartonné et n'est définitivement pas en couleur, et apparemment, en 1975, c'était quelque chose qui ne se faisait pas, et ainsi le succès de cet œuvre a ouvert le chemin à la vaste production actuelle aux formats variées. C'est plutôt une bonne chose, bien que je sois étonné d'une si tardive révolution, et par révolution, j'entends « le retour circulaire à une position précédente » puisque c'était, peu ou prou, le format des Tintin d'avant-guerre. Et je ne parle même pas des comics et des mangas. Ou juste du franco-belge un peu plus confidentiel ; Hypocrite de Forest n'est pas vraiment au format classique non plus… en contrepartie, il n'a pas marché.

 

La Ballade de la mer salée, titre original avec un mauvais accent Italien la Ballata del mare salato, est la première histoire impliquant le célébrissime Corto Maltese, mais presque par erreur, semble-t-il. Cette ballade est d'abord publiée en épisode dans le mensuel italien Il Sergente Kirk entre … 1967 et 1969. Et oui, lorsque cette œuvre est primée à Angoulême, elle va sur ses dix ans ; certes, c'était sa première parution en album en français, néanmoins, Corto Maltese n'était plus du tout un inconnu dés lors. Les histoires (relativement) courtes qui seront plus tard compilés dans Sous le signe du Capricorne, Corto toujours un peu plus loin, les Celtiques et les Éthiopiques ont d'ors et déjà paru dans Pif Gadget et y ont gagné une certaine réputation parmi les amateurs (et d'après la légende, les numéros annonçant qu'ils contenaient des histoires de Corto Maltese connaissaient une remarquable chute de vente, vu que ça n'est pas vraiment dans la même catégorie qu’Arthur le fantôme). Et il y a même déjà eu des publications de ces histoires en albums, chez un tout petit éditeur à tirage quasi-confidentiel, mais hé !

 

Le point est, le prix accordé à cet ouvrage à la publication bien tardive ressemble plus à la consécration d'un auteur confirmé mais qui n'avait encore pas été reconnu officiellement, qu'à un stricte « meilleur album de l'année ». D'autant plus que, au risque de frapper une vache sacrée, la Ballade est vachement plus faible que les histoires qui le suivront et sont déjà connue à ce moment là. Ou, pour faire plus clair, j'ai un peu l'impression que le jury voulait récompenser la Lagune des Mystères, Songe d'un matin d'hiver ou …Et d'autres Roméo et d'autres Juliette, mais ils étaient pas en albums alors ils ont donné le prix à la première chose qui s'en rapprochait.

 

Mais revenons au sujet principal, le contenu.

 

La Ballade commence le 1er novembre 1913, dans le sud-ouest de l'océan Pacifique, entre la Nouvelle-Guinée et les Îles Salomon, au lendemain d'une tempête comme nous le narre l'Océan pas-si-Pacifique lui-même. Tout ça pour dire qu'un grand catamaran polynésien, à l'équipage fidjien mais dirigé par le capitaine Raspoutine, blanc, européen, barbu, pas encore spécifiquement russe mais oui, il ressemble terriblement à son célèbre éponyme et qui est un énorme psychopathe, ce catamaran, donc, tombe par hasard sur un canot de sauvetage contenant deux adolescents évanouis qui, nous le découvrirons rapidement, sont héritiers d'une puissante famille coloniale anglaise, et se nomment Caïn pour le garçon et Pandora pour la fille, annonçant ainsi expressément la couleur à qui connaît sa bible et sa mythologie grecque : leur seule présence va foutre la merde.

 

Et, oui, Hugo Pratt est un auteur qui n'a pas du tout honte de ses références culturelles, et il parsème son œuvre  de références plus ou moins subtiles, de citations directes ou même tout simplement, de placer entre les mains des personnages les ouvrages qui lui ont fournis inspiration et  documentation, et encore, dans la Ballade, il n'en est pas encore à faire directement intervenir Jack London ou Gabriele d'Anunzio. Corto Maltese est une œuvre ouvertement érudite.

 

Notons au passage qu'une de ces références explique, peut-être, le titre de cet album et nous ouvre une piste de lecture : Caïn cite explicitement un passage de la Complainte du vieux marin du poète anglais Coleridge (the Rime of the ancient mariner en VO), et dont, comme on peut le voir là, le titre en italien est la Ballata del vecchio marinaio. « la ballade du vieux marin ». Alors que cette dernière œuvre nous conte les déboires surnaturels, les malédictions maritimes et la rédemption dans l'acceptation que s'attire sur lui le vieux marin du titre pour le meurtre gratuit d'un albatros, la Ballade de la mer salé, en parallèle, serait la rétribution karmique et la possibilité de pardon pour le crime de tenir Caïn et Pandore en otage, et appliqué non pas à un seul marin mais à l'ensemble des navigants de la mer salé.

 

Car, oui, revenons sur nos pattes, il n'y a pas strictement de personnage principal dans la Ballade de la mer salé mais un ensemble de personnages tous plus tordus les uns que les autres, et si Caïn et Pandora sont très manifestement les personnages auxquels le jeune lecteur est censé s'identifier dont les tentatives d'échapper à leur emprisonnement servent de fil conducteur à l'ensemble, ils ne sont que des personnages parmi d'autres, et pas ceux sur lequel s'appuie particulièrement le récit.

 

Aussitôt après les deux jeunes naufragés, l'équipage de Raspoutine tombe sur un autre personnage dérivant en pleine mer : le fameux Corto Maltese, qui a été victime d'une mutinerie et se trouve maintenant à la merci de Raspoutine, qui le connaît déjà bien et envisage de le tuer plus ou moins juste parce qu'il le peut. Heureusement que Cranio, le second fidjien du terrible capitaine, mais qui est aussi son propre personnage, lui rappelle que tous travaillent pour le mystérieux « Moine » en gras avec des guillemets. Et oui, tout ces marins sont des canailles ! Des pirates et des forbans, qui sont tous engagés dans une conspiration pour servir de corsaires clandestins à l'Allemagne dans la Grande Guerre qui s'en vient inévitablement, Allemagne qui leur adjoint le lieutenant Slütter pour leur apprendre à manier le sous-marin qui leur est confié pour leurs méfaits.

 

Et c'est la confrontation de tous ces gentilshommes de fortune autour de leurs activités de criminels de guerre et de l’emprisonnement de Caïn et Pandora qui va faire toute la partie la plus intéressante de l’œuvre. Raspoutine est un formidable psycho, un anti-bouddha prêt à commettre tous les crimes pour assouvir ses désirs alors qu'il n'a aucune idée de ce qu'il désire, si ce n'est le meurtre, la violence et se faire des amis, alors que justement il entretient une relation… intéressante avec Corto Maltese qui part avec des apparences de brutes à peine mieux dégrossi que Ras’ mais se révèle être sa bonne conscience, lui aussi porté par le souffle de l'aventure et de désirs non-spécifiques, si ce n'est qu'il ne veut pas commettre plus de crimes que nécessaire, et ces deux faces de l'aventurier passent leur temps à se menacer de se tuer l'un l'autre, à se tabasser à en faire tomber les murs et à se sauver mutuellement la vie en refusant d'admettre que malgré tout ils tiennent sincèrement l'un à l'autre…

 

Notons au passage que cette relation d'amitié inexprimée va les poursuivre durant tout le reste de la carrière de Corto, et plus d'une fois Raspoutine jouera le rôle de la princesse que Corto doit aller sauver. Pour parler geek moderne, c'est totalement une slash-fiction, et les deux cotés sont tsundere l'un pour l'autre.

 

Mais revenons à cette première histoire.

 

Donc oui, Raspoutine veut rançonner les otages et tuer au moins l'un d'eux pour calmer l'autre, tandis que Corto, lui, insiste pour garder les deux vivants et dans de bonnes conditions encore, mais pour les rançonner néanmoins. Cranio, indigène parfaitement cultivé et articulé, se définit par une moralité utilitariste et à accomplir toutes sortes de crimes avec le moins de vagues possible, ainsi qu'à faire avancer la cause des peuples mélanésiens à l'identité naissante en cette période.

Le Moine, mystérieux personnage n'apparaissant en personne qu'à la moitié du livre mais dont la présence se fait sentir sur tout l'ouvrage, au visage perpétuellement dissimulée sous une coule monacale et à l'identité mystérieuse que la rumeur fait remonter à plusieurs siècle, joue ici le rôle du génie dément du crime, l'autorité suprême de la conspiration, le roi de l'Île Escondida, littéralement l'île cachée, d'où part toute la piraterie du Pacifique, et lui aussi voit son comportement virer dans une folie encore plus furieuse à la découverte de Caïn et Pandora, pour des raisons toute aussi mystérieuses que le reste de sa personne. Ce qui veut dire que tout est révélé à la fin et que, honnêtement, ça n'est pas un mystère qui gagne à être élucidé.

 

Et enfin le lieutenant Slütter, militaire embringué de force dans la piraterie qui se veut le seul adulte honnête de cette histoire malgré les horreurs qu'il est chargé de mettre en œuvre. Oui, c'est la PREMIÈRE guerre mondiale, pas la seconde, c'est un allemand, pas un nazi, il a le droit de ne pas être le mal absolu. En tout cas, lui est opposé à garder les enfants prisonniers et veut les rendre à leurs parents comme il se doit. Mais il est le personnage globalement principal avec le moins de développement de ses actions et de sa vie psychique, d'autant plus bizarrement que toute la dernière partie est pour ainsi dire consacré à lui et à son dilemme de s'être vautré dans l’infamie pour des idéaux chevaleresques.

 

Je ne vais pas vous détailler tout ce qui se passe et vous faire une analyse graphico-textuelle page par page. Des pages, il y en 169 et beaucoup à dire sur quasi-toutes. Et surtout, ce n'est pas l'histoire qui est importante. Ou en tout cas, la narration est le point faible du livre. Cet albums montre ses origines en pré-parution dans la presse, en quasi-improvisation d'un passage à l'autre, sous un format épisodique impliquant des rebondissements et des cliffhangers plus ou moins gratuits à intervalles réguliers et qui crée des fils narratifs qui s'embrouillent, s’arrêtent en queue de poisson ou disparaissent de l'intrigue sans autre forme de procès. Les personnages passent leur temps à se tuer les uns les autres pour qu'il soit révélés quelques pages plus loin qu'il ne sont que blessés et en train d'être soigné en secret, et aucune victime n'en veut plus que ça à son meurtrier lorsqu'ils se recroisent (ce qui pourrait être une réflexion sur la place de la violence comme simplement une expression d'affection dans une société masculine qui se refuse à exprimer sa sensibilité… si ça ne donnait pas surtout l'impression que l'auteur a oublié qu'ils se sont trucidés dans l'épisode précédent), à un moment Corto passe 6 pages à faire le mariole en tombant d'une falaise, à être attaqué par un poulpe, à se retrouver coincé par une huitre bénitier, à manquer de se noyer, à être attaqué par un requin et à être sauvé par un indigène qui disparaît aussitôt de l'histoire, sans que cela ait la moindre influence sur quoi que ce soit si ce n'est d'être les six pages qui manquaient à l'épisode du mois, l'énigme de l'identité du Moine est résolu par une lettre trouvée par hasard et qui explique tout sans introduction ni conséquences, le-dit Moine disparaît d'ailleurs de la narration sans élaborations…

 

Un autre exemple notable est Corto Maltese lui-même. Lorsqu'il est introduit, il a un physique de brute, un comportement cynique et goguenard, et est juste une version modérément plus avenante de Raspoutine. Puis, plus vous lisez, et plus vous réalisez que l'auteur est en train de tomber amoureux de son personnage, à lui rajouter des touches de sympathie et d'empathie, des détails truculents, jusqu'à simplement le redessiner avec les traits fins, un perpétuel sourire moqueur et les vêtements élégants qui ne le quitteront plus, à en faire le personnage connu, cet éternel adolescent romantique qui joue à l'aventurier dur-à-cuire pour qu'on ne voit pas qu'il est un juste un héros au grand cœur. Définitivement, la Ballade de la mer salée n'était pas censé être une aventure de Corto Maltese, ç'aurait dû être une aventure AVEC Corto Maltese entre autres. Puis, il s'est mis à voler le devant de la scène et à mériter sa propre série.

 

Mais tout ça, ce n'est pas si grave. C'est juste ce qui fait que la Ballade de la mer salée est moins bien que la plupart des autres albums de Corto Maltese. Mais on y trouve déjà ce qui fera la grandeur de la série : l'ambiance. L'atmosphère. La poésie. Le romantisme de celui dont les aventures sont un reflet du développement intérieur. Deux enfants au milieu du pacifique discutant de la création du monde sous le passage de poissons volants. Le silence grave du peloton d’une exécution injuste mais inévitable. Un homme né sans ligne de chance qui se l'est tracé lui-même. Un pirate sombrant dans la folie alors qu'il se rend compte qu'il a fait le vide autour de lui. Les chants des fidjiens sur la mer. Les meurtres de la guerre moderne dans l'innocence des îles du Pacifique. Un otage renonçant à la liberté pour sauver son geôlier… et le tout servi par un dessin aux grands aplats d'encre, comme une aquarelle toute en contraste, cherchant l’impressionnisme et l'expression des sentiments, bien loin de quelque influence de la ligne claire et de ses exigences techniques…

 

Même si là encore, toute cette poésie dessinée est une qualité émergente qui apparaît au mesure que l'auteur avance son livre et se rend compte qu'elle n'est qu'incidemment une histoire de guerre et de prise d'otage.

 

Alors, oui, c'est un grand album, qui mérite un prix, mais il n'est clairement pas celui qui mérite LE PLUS un tel prix. Sérieusement, si vous voulez découvrir Corto Maltese, faites comme les lecteurs français des années 70, commencez plutôt avec les histoires courtes de Sous le Signe du capricorne, quand Hugo Pratt sait enfin ce qu'est réellement Corto Maltese. La Ballade de la mer salée est la naissance de ce personnage, mais les naissances, c'est saignant et peu élégant, et on s'y intéresse surtout pour la personne qui en sort. Mais surtout, ne me faite pas dire ce que je n'ai pas dit : il ne faut pas ne PAS lire ce livre.

29 février 2016

Primés à Angoulême 1 : Le Vagabond des Limbes

 

Transcription de l’émission du 20 février 2016. Soyez compatissant, c’est ma première.

 

Bonjour à tous. Dans ces émissions, nous allons explorer, critiquer et décortiquer la bande dessinée dans son ensemble, actualités, nouveautés et grands classiques, et pour cela, nous allons commencer arbitrairement avec un cycle consacré à revenir sur les prix du Meilleur Album décernés par le festival d’Angoulême. De 1976 à nos jours cela va nous permettre d'explorer plus de quarante ans d'évolution du Neuvième Art au travers de ce que le Milieu avec un grand M considère être ce qu'il a de mieux à reconnaître.

 

Nous commençons avec 1976, troisième festival et le premier à décerner des Prix du Meilleur Album, sous quatre variations différentes. Abordons d'abord la Meilleur Œuvre Réaliste Française : le Vagabond des Limbes tôme 2 : l'Empire des Soleils Noirs, scénarisé par Christian Godard et dessinée par l'espagnol Julio Ribera… et d'ors et déjà, nous voila confronté à une des problèmes de ce cycle : un prix à Angoulême ne signifie pas la gloire éternelle et tous les albums primés ne sont pas aisément disponible en librairie, loin de là. Même l'intégrale de cette longue série dont les albums ont continués à paraître jusqu'en 2003 n'est plus disponible où que ce soit, sauf éventuellement en bibliothèque, et encore ! C'est pas dit.

 

Bon, en l’occurrence, j'ai réussi à dégoter la première intégrale parue chez Dargaud en 2002, réunissant les 3 premiers albums avec une sympathique introduction de mise en contexte, dans les réserves des bibliothèques de Paris. C'est déjà pas mal.

 

Le Vagabond des Limbes est une bande dessinée de science-fiction, du sous-genre du space-opera complètement camé. Vous connaissez le genre, des vaisseaux spatiaux grands comme des villes filant entre des systèmes planétaires entiers traités comme des villes de la même banlieue proche, des androïdes et des fusils désintégrateurs, mais en même temps des explorations de l'inconscient collectifs, de la symbolique Jüngienne en veux-tu en voila, des mises en abymes de la fiction comme fiction dans l'imaginaire réel, des personnages dépassant des conflits galactiques par leur propre illumination mystique et du cul gratuit comme représentation du ça Freudien de la société et un peu pour faire adulte.

 

En 74, ça n'est pas absolument inédit. Frank Herbert a publié Dune depuis dix an, Alejandro Jodorowsky est en train d'essayer de l'adapter en fim avec H.R Giger, Salvador Dali et Pink Floyd, Jack Kirby dessine le 4ème Monde et ses conflits mythologico-cosmiques entre dieux de l'espace, et même dans la bande dessinée française, Jean Giraud est déjà Moebius, Philippe Druillet a fondé Métal Hurlant et les Humanoïdes Associés, et Jean-Claude Forest est en plein dans Barbarella et les Naufragés du Temps.

 

La différence du Vagabond des Limbes, c'est qu'il se présente d'abord comme un série de space opéra bien plus classique, avec un héros, Axle Munshine, aux innombrables qualités superlatives, envoyés régler à lui tout seul tous les problèmes de la Galaxie dans le meilleur vaisseau spatial de la Guilde Cosmique, avec un faire-valoir comique, Muskie le petit clown, garçonnet enjoué et irresponsable de 13 ans qui ne veut que jouer et s'accrocher aux basques du héros, confronté à un méchant politicien de l'espace dont tout dans le design et le comportement est là pour dire « Je suis le mal absolu », dans un univers de technologie merveilleuse, le tout accompagné d'un dessin certes efficace et détaillé, mais qui, peut-être juste pour moi, enfant des années 80, n'a rien de bien exceptionnel. On est dans les canons de l'époque, une série qui aurait sa place dans Pilote ou Tintin.

 

Puis, le bizare s'installe. Muskie est un « garçonnet » androgyne tout en longues jambes, visage fin, grand yeux expressifs et lèvres roses et pulpeuse, tout cela cacherait-il quelque chose ? Il est le prince des éternautes, elfes immortels de l'espace disposant d'un contrôle parfait de leur développement et vieillissement, et comme un Peter Pan SF, cela fait des siècles qu'il a 13 ans et refuse de grandir physiquement et psychologiquement. Le Grand Méchant accuse Axle d'enfreindre le mystérieux tabou de vouloir franchir les Portes du Rêve, et pour le coup a raison et tout le monde est d'accord que c'est inadmissible sans s'expliquer outre mesure. Et oui, Axle est bel et bien en train d'explorer ses propres rêves par une technologie mystique, y découvre une femme du nom de Chimeer, parce que parfois faut arréter d'être subtil dans la symbolique, et décide de consacrer son existence à la rencontrer physiquement, alors que des indices en gros sabots viennent nous susurrer que les rêves d'Axle se déroulent dans notre réalité où la réalité d'Axle est une fiction… Bref, Axle est déclaré banni et traqué à travers la galaxie, Muskie refuse d'abandonner son gardien malgré l'insistance que les Gardes Poupres à ses trousses sont des gens corrects qui vont le*hum* prendre en charge correctement si il*hum* se rend… ça, c'était le premier album, titré le Vagabond des Limbes.

 

Mais l'album primé, c'est le suivant, l'Empire des Soleils Noirs, sorti le mois même du festival. Dans celui-ci, nous retrouvons Axle, toujours introduit par une page de superlatifs, et Muskie, toujours un garçon de 13 ans parfaitement insupportable, se rendant à un rendez-vous sur la ville la plus malfamée de la planète la plus malfamée pour y rencontrer le roi de la pègre et lui demander l'accès à une LingaLilith, être mystérieux qui se révele être un protoplasme psychique qui peut prendre la forme et l'identité de ce que l'on souhaite, ce qui permet à notre héros de rencontrer et connaître bibliquement un fac-similé raisonnable de la Chimeer qu'il continue à poursuivre… et accessoirement nous amène deux pages de femmes à poil pour pas cher.

Au passage, nous apprenons au détour d'une case que Muskie n'est pas un garçon puisque son espèce peut choisir son genre et qu'il ou elle n'a pas encore décidé. Apprécions l'inclusion d'un personnage au genre non-binaire qui, de nos jours, causerait l'ire de personnes désagréables arguant que l'auteur cherche ainsi à détruire la civilisation occidentale, et notons que cet état civil flou renforce encore l'aspect Peter Pan de Muskie, enfant éternel à l'innocence consciemment préservée jusqu'à l'ignorance même de la sexualité, créant ainsi un fort contraste avec Axle, héros hypersexué qui a tout vu, qui est allé partout et est prêt à commettre tout les crimes pour une chance de tirer sa crampe.

Et profitez-en, cette ambiguïté sexuelle ne vas pas durer, faudrait pas croire qu'un personnage potentiellement féminin puisse être dans l'entourage d'un héros de bande dessiné sans en tomber désespérément amoureuse, faudrait pas rigoler non plus !

 

Néanmoins, cette digression n'occupe qu'une poignée de case, le point important de cette épisode, c'est que le roi de la pègre est un traître (hhh ! ) qui veut vendre Axle à la Garde pendant qu'il est occupé à faire pleurer Popol, mais nos héros vont s'en sortir face à des forces supérieures en nombre, en armement et en détermination en se jetant dans un trou noir sans avoir idée de ce que cela peut impliquer.

 

Bien sûr, le roi de la pègre paît sa traîtrise de sa vie, mais révèle dans son dernier souffle qu'il n'utilisait pas la lingalilith pour assouvir ses basses pulsions, comme pourrait le faire penser le fait qu'il est manifestement le mal absolu, mais pour retrouver sa fille perdue. Un petit morceau de caractérisation peut-être un peu cliché, mais efficace et touchant.

 

Notons aussi que le trou noir est étonnamment correct pour une BD des années 70 qui traite autrement la physique comme une simple suggestion. Ça n'est pas un tourbillon ou une bonde ouverte dans la grande baignoire de l'univers, c'est bel et bien une étoile noire entouré d'un halo de rayonnement tendant vers la violet, et tordant l'espace-temps à son approche. C'est pas grand-chose, mais j'apprécie.

 

Dans la traversée du trou noir, le Dauphin d'Argent, vaisseau le plus puissant de l'univers et plot-device surpuissant, voit ses réserves d'énergie s'épuiser et sera en rade pendant plusieurs jours une fois qu'il aura atteint un point de repos, histoire de ne pas encombrer le héros avec de l'omnipotence autour de laquelle il est toujours compliqué d'écrire.

Et voilà, au bout de 20 planches sur 43, nous avons fini avec l'introduction. Tout ce qui s'est passé jusque là ne reviendra plus jamais dans l'histoire, le bossu, la lingalilith, le sexe des anges, le trou noir, tout ça, oubliez, on en parle plus, tout ça, c'était pour remplacer un encadré : « après avoir échappé à ses poursuivants, notre héros en exil arrive sur une planète inconnue ».

Notons que cet ouvrage n'a pas l'excuse de la préparution  dans des magazines qui pourrait expliquer une structure en épisodes quasi-indépendants ou un scénario en roue libre et improvisation, c'est un album 48CC paru tel quel, avec un introduction représentant plus d'un tiers de l'ouvrage avant d'arriver au gras de l'action.

 

Nos héros, donc, arrivent sur une planète inconnue où le soleil est bel et bien noir, où les ombres rampents vers sa lumière, et surtout où l'existence de tout et tous semble avoir été prévu jusque dans ses moindres détails, où tout est répertorié dans de mystérieux carnets de Mémodestin, où chacun vit et meurt selon ce qui y est dit, où des anges blonds androgynes volettent autour de ceux qui arrivent à un croisement de leur vie pour les enjoindre à suivre la voie tracée par le Bon Prophète avec des majuscules, où la communication passe par la télépathie directe et universelle entre les êtres, où la seule chose qui soit crainte est d'avoir un jour à être incertain, et où, si l'arrivée de nos héros est imprévue, cet imprévu est prévu et ignoré, car le leitmotiv entourant leurs actions est que Ce Qui N'Est Pas Prévu N'Existe Pas. Et nous sommes introduit à tous ces concepts avec un homme qui est venu dans ce désert pour y subir un accident de la route et craint plus que tout n'y échapper.

 

Le concept est fort et intriguant, nos héros ont-ils atteint un autre univers à travers le trou noir où le destin y est un phénomène objectif ? Où la prédestination est la loi ? Nos personnages sont-ils des personnages d'une fiction grandeur nature et vont-ils questionner l'existence de leur propre libre arbitre ? Est-ce que ça va être super-méta, symbolique et philosophique en diable ?

 

Hé ben… non. La description du système nous est donné dans un mur de texte, nos héros sont invités à rencontrer le Bon Prophète, Axle sauve une femme à poil et comprend peu à peu que le suivi des mémodestins se fait sur la base du volontariat, tombe sur une orgie de village gratuite qui est là pour démontrer comment les impulsions basiques de l'être humain restent incontrôlés mais sont simplement déclarés comme inexistantes puisque imprévues, mais qui est surtout là pour nous filer deux pages de femmes à poil et nous rappeler que cette bande dessinée est adulte et mature comme t'as pas idée. Et il est rapidement montré et affirmé que cette emprise du destin est juste une dictature de l'espace, que le bon prophète est un juste un dictateur décadent, que les anges sont juste des soldats engagés pour contrôler la population et s'assurer qu'elle suit le programme dicté par la bureaucratie, et en plus ils sont gratuitement méchants et pervers qu'ils kidnappent régulièrement des femmes en nuisettes et robes moulantes pour les violet puis les remplacer par d'autre, parce que c'est la différence entre de l'art et un album pour enfant.

 

On est pas dans un autre univers, cette histoire de soleil noir et d'ombre inversée ne revient absolument jamais, le truc avec la télépathie est juste là pour justifier pourquoi le héros entend parfaitement ce que se disent les autres personnages au loin, mais fonctionne autrement comme de la parole normale.

 

À partir de là, l'intrigue s'écrit d'elle même : Axle et Muskie décident de mettre à bas le système, libèrent les esclaves sexuelles et les arment, le système entier est détruit par des femmes à poils en deux pages, probablement en un commentaire social comme quoi la libération sexuelle est la voie royale vers la fin des systèmes oppressifs, le Bon Prophète s'enfuit en révélant qu'en fait il était méchant, et la réaction de 4 milliards huit cent millions de personnes qui viennent de voir le paradigme entier de leur existence s'effondrer n'est explicitement pas abordé. Enfin notre héros se tape une meuf au pif après avoir affirmé qu'il n'avait tout ça que pour trouver sa Chimeer. Et nos héros s'en repartent vers de nouvelles aventures en exil.

 

Personnellement, je trouve ça bien dommage. Godard est manifestement un grand créatif à l'imagination fertile, son œuvre est remplie d'images troublantes, de symboles et d'allégories, cette série est bourrée d'images intrigantes, de moments touchants et de concepts au grand potentiel… mais ça ne reste que potentiel et toute cette puissance est mise au service d'un space opéra des plus classiques. C'est du David Lynch mis en scène par George Lucas.

 

Mais, hé, c'est peut-être bien la force de cet ouvrage. De grands concepts et une grande imagination traité de façon plaisante et efficace, avec un dessin classique mais qui n'est pas sans sa propre patte. On est au juste milieu entre les délires abscons d'un Jean-Claude Forest et l'action légère d'un roman de gare. La bande dessinée, c'est aussi de la lecture plaisir, de l'action et des femmes à poil, et là, vous avez en plus une ouverture vers des thématiques plus tordues !

 

Et ainsi, dés son premier choix d'album de l'année, le Festival d'Angoulême se retrouve tirailler par le dilemme qui va le poursuivre pour les décennies suivantes et qui est commune, finalement, à tous les grands prix culturels décernés par un jury : faut-il récompenser ce qui est populaire, ou ce qui est à l'avant garde. Et pour cette première fois, la réponse est … un peu des deux.

 

Notons enfin, même si c'est mal de juger le présent d'une œuvre sur son futur, et je le rappelle, lorsqu'il a été primé, cette album venait juste de paraître, mais cette série a eu une belle postérité, continuant sur plus de trente albums et presque autant d'années, avec une poignée d'albums dérivés par dessus le marché, et Godard a appris rapidement à s'appuyer sur la force de ses grands concepts et de la bizarrerie hallucinée qui est le cœur véritable de l’œuvre.

 

En conclusion, je n'aurai peut être pas dit que c'était la « Meilleure Œuvre réaliste française de l'année », mais hé, ça se laisse lire et bien plus que ça !

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